Page:Auguste Rodin - Les cathedrales de France, 1914.djvu/102

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

éprouvé la docilité on donne à réparer quelque vieux monument dont les pierres branlent : étrange conception d’une société démocratique, où certaines personnalités se voient reconnaître des droits dont l’exercice lèse l’intérêt général, national ! La somme des richesses dont ces agissements ont dépouillé et continuent de dépouiller le pays est incalculable. — Et l’on ne se contente pas de restaurer.

Voilà près d’un siècle, Victor Hugo disait : « Il y a deux choses dans un édifice : son usage et sa beauté. Son usage appartient au propriétaire, sa beauté à tout le monde ; c’est donc dépasser son droit que de le détruire. » Il demandait une loi qui défendît contre les violences de l’avenir les œuvres du passé, « une loi pour les monuments, une loi pour l’art, une loi pour la nationalité de la France, une loi pour les souvenirs, une loi pour les cathédrales, une loi pour les plus grands produits de l’intelligence, une loi pour l’œuvre collective de nos pères, une loi pour l’histoire, une loi pour l’irréparable qu’on détruit, une loi pour ce qu’une nation a de plus sacré après l’avenir, une loi pour le passé ».

En 1875, Edmond Rousse proposa un texte qui correspondait au vœu du poète. Cette proposition de loi édictait des sanctions pénales, pour le cas de dégradation ou de vente abusive d’un objet classé. Elles furent écartées, et le projet de 1875 devint la loi de 1887, qui n’est qu’un bien faible rempart pour notre patrimoine artistique. Mais cette loi elle-même est violée sans cesse, audacieusement, impunément, par les municipalités comme par les citoyens[1]. De plus, les quotidiennes offres de fragments d’œuvres et même d’œuvres entières, antiques ou gothiques, faites aux collectionneurs connus par les « marchands d’objets d’art et de curiosités », et les vols fréquemment commis dans les musées, les églises, dans

  1. M. Georges Grosjean, député, a réuni dans une brochure, Pour l’Art, contre les Vandales (1910), quelques-uns des plus récents griefs que, de ce chef, on peut faire aux Pouvoirs Publics et à certains particuliers : le château de Mauvezin, dans les Pyrénées, recrépi et remis à neuf par un propriétaire que choquait sa beauté huit fois séculaire ; la maison de François Ier, à Abbeville, dépouillée de ses rares et précieux ornements au profit de l’Amérique ; la chapelle de Saint-Vaast revêtue tout entière d’un affreux badigeon blanc et offerte par la commune à un acheteur ; les tapisseries de la cathédrale du Mans transportées en Espagne ; l’expédition des célèbres fauteuils de Compiègne au Tonkin et à Madagascar ; la démolition du cloître de la Trinité, à Vendôme, du château de Vincennes, où des fresques de Philippe de Champaigne ont été détruites ; le délabrement des pavillons de Pierre Lescot et de Jean Goujon au Louvre ; l’état d’abandon où se trouvent les Trianons, à Versailles ; l’enterrement du Mont Saint-Michel (c’était une île, bientôt l’abbaye, grâce à des travaux d’intérêt purement commercial, sera en pleins champs), etc., etc. D’autre part, à la différence de l’Italie, de la Grèce et de la Suisse, nous n’avons pas de loi qui interdise la vente de nos trésors artistiques à l’étranger, et l’Amérique s’en empare à force de dollars.