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en conditionnent la possibilité. Comment pourraient vivre les orphelins s’ils n’oubliaient pas ?

Les collectivités bien plus encore que les individus ont besoin de cette vertu négative et pourtant féconde de l’oubli. Les générations qui viennent ne sont-elles pas toujours orphelines de celles qui sont parties ? La fidélité immobiliserait l’humanité. Le droit de se démentir, en lui épargnant le poids de toute responsabilité, lui facilite ces périodiques renaissances qui marquent les stades de son évolution. Assujétie seulement à la loi de l’action et de la réaction, elle oscille, d’un mouvement harmonieux, qu’influencent tour à tour la force centripète et la force centrifuge, comme le cœur, comme la mer, comme l’araignée qui tisse sa toile ; et c’est le rhythme même de la vie, ce double geste, tour à tour, où l’homme se donne et se reprend ; et c’est le rhythme de l’histoire.

L’histoire de la pensée gothique dans la pensée moderne, sujet de cette étude, nous permet d’observer une « inflexion » très particulière de ce rhythme universel, une application étrangement saisissante, presque tragique, de la commune loi. Les développements logiques d’un tel sujet comporteraient tout un livre. Nous nous bornerons aux traits principaux, en précisant les motifs de la défaveur et bientôt de l’oubli où l’art du moyen âge est tombé, puis de la réminiscence — c’est le phénomène actuel — qui lui ramène quelques-uns des meilleurs entre les esprits contemporains, poètes, artistes, historiens, archéologues, et lui vaut même, çà et là, un excessif engoûment dont nous ne pourrons tout à fait omettre de signaler le ridicule.

Mais, après avoir montré dans quelle ignorance nous étions, hier encore, en une matière qui, pourtant, aurait dû nous tenir tant à cœur au triple point de vue de l’histoire, de la patrie et de l’art (sans parler de l’intérêt religieux et philosophique), et avant de dire comment s’explique, s’excuse cette ignorance, il nous faudra tâcher de donner au lecteur une idée, elle-même un peu vivante, de ce que fut la vie de l’église romane et gothique. Nous serons, pour y parvenir, obligé de remonter aux origines et de suivre, de sa naissance obscure à son glorieux âge adulte, les destinées de la Cathédrale. Alors nous pourrons, ayant compris les raisons de son développement, comprendre aussi celles de sa mort et de l’effacement de son souvenir même, nous rendre compte de cette présence vaine de son fantôme, durant près de trois cents années, dans des villes dont elle avait été si longtemps le centre, l’âme active et l’honneur.