Page:Auguste Rodin - Les cathedrales de France, 1914.djvu/319

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armés de ce principe, regardons : nous aurons grandi quand nous aurons découvert la grandeur des aspects qui choquaient nos regards. Mais, comme toutes les conquêtes, celle-ci coûte un effort dont nous ne sommes plus capables.

Pourquoi tant de mollesse, tant de faiblesse, dans ce que nous appelons encore le goût — notre goût ? C’est parce que nous vivons dans une époque plus occupée de matérialité que d’esprit, où le goût dans l’art est aboli. On dédaigne de lui consacrer les forces réelles. Comment voulez-vous que nos soi-disant artistes, n’ayant pas pris la peine d’étudier en pleine lumière, puissent, quand ils se mêlent de restaurer les monuments gothiques, traiter avec respect ces magnifiques exemplaires de vie ? Ils bouchent ce qui devrait être ouvert à la lumière. Ils sont incapables de comprendre, de comparer ; ils sont trop pressés.

Pour étudier, il faut aller lentement, il faut déserter ce siècle d’agités et se résigner d’avance à ne pas faire fortune.

Nous n’avons plus le temps d’étudier. Il n’y a plus d’apprentis. L’artisan, qui pourtant avait connu pour son propre compte le bénéfice de l’apprentissage, n’a pas formé de nouveaux apprentis. La chaîne des siècles est rompue. Travailler ! Y a-t-il encore des hommes qui travaillent ? Oui, il y en a… — Mais, à quoi bon, puisque, dit-on, le travail ne mène à rien ?

— Vous vous trompez ! Le travail mène au bonheur, d’abord. Bien plus : il mène à contempler Dieu peut-être, à travers ses voiles. — Et, chez le travailleur, le travail tue la jalousie. L’homme qui sait le prix du travail s’élève au-dessus des basses passions, il applaudit au succès de ses confrères, il est reconnaissant au génie qui se survit en des œuvres et en d’innombrables rejetons. — Le travail est un perpétuel rajeunissement. Il nous apparente aux animaux, qui sont nos véritables frères, aux arbres, à toutes les plantes, aux plus humbles comme aux plus fastueuses. Quelles belles amies que les plantes légumineuses ! En quoi la salade ou le céleri sont-ils moins beaux que les plantes « d’ornement » — ainsi nommées d’un mot menteur en ce qu’il a d’exclusif ? La fleur de la pomme de terre est une fleur de princesse ; voyez-la sur les robes Louis XVI : quelle plus gracieuse parure ?

Remettons donc tout en admiration, et n’allons plus chercher si loin la beauté. Il y en a assez dans le cadre de nos fenêtres pour nourrir l’enthou-