Page:Auguste Rodin - Les cathedrales de France, 1914.djvu/66

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Ce gouvernement de l’opération artistique par la pensée liturgique, en maintenant l’art dans la stricte observance du dogme, l’a aidé à se développer harmoniquement, l’a gardé fidèle à lui-même. Et, d’ailleurs, l’art n’a-t-il pas trouvé dans les grandes abbayes les plus féconds, les plus éclairés encouragements ? Les meilleurs artistes du siècle ne furent-ils pas, bien souvent, des clercs et des moines, comme ce moine Théophile qui écrivit la Schedula, ou cet abbé Guillaume, ou ce moine Ubald et tant d’autres, renommés pour leur talent de sculpteurs ? Il n’y a pas encore de ligne de séparation nettement tracée entre les clercs inspirateurs et les laïcs exécutants. Même aux siècles gothiques, c’est dans les traités et les sermons des docteurs que les artistes puiseront leurs thèmes et l’ordonnance de leurs compositions. Aux siècles romans les inspirateurs passent volontiers à l’action et se mêlent à la foule des exécutants.

Si donc l’art roman a donné dans quelque excès, ce serait folie d’y voir la réaction de l’esprit civil contre l’esprit clérical. Si faute il y eut, clercs et laïcs en sont complices, et saint Bernard ne fait entre eux aucune distinction quand il fulmine contre le luxe des églises de son temps (1130). Ce texte est connu : Fulget ecclesia in parietibus et in pauperibus eget, dit saint Bernard, « L’église enduit d’or ses murs et laisse ses enfants nus ». Il blâmait les formes monstrueuses qu’affectaient certaines décorations : Quod facit illa ridicula monstruositas, mira qædam deformis formositas ac formosa deformitas ? Et il ajoutait : « Comment n’a-t-on pas honte, sinon de la sottise, du moins de la dépense ? » Il y a dans ce jugement quelque étroitesse d’esprit sans doute ; toutefois, en cherchant à ramener l’art chrétien à la sobriété, à ce qui est essentiel, saint Bernard témoignait d’une profonde intelligence des lois de cet art et des conditions de sa durée. Pressentait-il les grandes, mais périlleuses aventures, où l’ivresse plastique allait l’entraîner et ce triomphe sans lendemain de l’essor gothique ? Il se fût volontiers contenté de la beauté plus simple, plus austère, plus « définie » des primitives églises romanes, parcimonieusement ornées à l’extérieur, et dont la sévérité ne laissait pas l’imagination des fidèles s’emporter dans de vagues et sensuelles rêveries. Si l’on eût écouté ce docteur, qui estimait trop grandes les églises romanes, il est probable que le style gothique ne serait jamais né.