Page:Auguste Rodin - Les cathedrales de France, 1914.djvu/76

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ses travaux des champs et de la ville selon les saisons, ses vices et ses vertus, tout ce qu’il sait de la nature, la terre et la mer telles qu’il se les représente, et tout ce qu’il sait de l’histoire, surtout avec son immense puissance de croire et d’aimer. Si les souvenirs de l’antiquité que nous évoquions à l’instant semblent protester que l’humanité n’a pas attendu le Christ pour vivre et pour penser, le Christ Enseignant de toutes les grandes Cathédrales — celui du transept méridional de Chartres, par exemple, en effet surhumainement beau — répond que la vie et la pensée, puisant en lui seul toute leur vérité, émanent réellement de lui comme c’est à lui qu’elles retournent. « La vie, dit Albert le Grand, n’est que l’ombre que projette la croix de Jésus-Christ ; hors de cette ombre, il n’y a que mort. »

Constamment, la pensée de Jésus occupe tous les esprits. Il est la raison de tout, et la raison, d’abord, du culte privilégié qu’on rend à Marie : les hommes du moyen âge ont « l’âme toute pleine de Jésus-Christ ». Il fait l’unité du temps et par là sa grandeur : « De la Passion infatigablement méditée sont nés ces chefs-d’œuvre : le Stabat Mater, les Méditations du Pseudo-Bonaventure, la liturgie de la Semaine Sainte, les poèmes du cycle du saint Graal, l’immense Christ du vitrail de Poitiers mourant sur une croix « rougie de la pourpre royale[1]. »

N’est-ce pas dans cette méditation aussi que la Cathédrale tout entière, l’immense chef-d’œuvre enrichi de millions de chefs-d’œuvre, a trouvé l’essor ? Oraison jaculatoire, action de grâces qui s’exhale dans la hauteur et y demeure ; du haut des tours l’homme espère qu’il verra Dieu de plus près.

Nous l’avons dit, mais c’est le lieu d’y insister : les architectes de toutes les églises gothiques sont laïcs. Point d’une extrême importance. C’est la grande sécularisation des arts. Celui qui est le principe de tous les autres se détache le premier, moralement, de l’Église ; les autres ont suivi et nous ne retrouvons pas dans la période gothique le concours des clercs et des laïcs à l’œuvre d’art universelle. — La musique tardera la dernière à quitter les chapelles des monastères. Il était fatal que la société civile bénéficiât bientôt de l’activité des artistes soustraits à l’influence immédiate du clergé ; quand celui-ci sollicitera leur concours, ils lui apporteront une pensée distraite de l’atmosphère mystique, des préoccupations et déjà des habitudes étrangères aux pures traditions de l’art religieux. Il est certain que cette

  1. Expression de Fortunat : crux ornata regis purpura (Émile Mâle, L’Art religieux au XIIIe siècle).