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LIVRE V. — ANCIENNES MŒURS DES ROMAINS.

bution des grandeurs temporelles. Ainsi ce seul vrai Dieu, dont les conseils et l’assistance ne manquent jamais à l’espèce humaine, a donné l’empire aux Romains, adorateurs de plusieurs dieux, quand il l’a voulu et aussi grand qu’il l’a voulu, comme il l’avait donné aux Assyriens et même aux Perses, qui, selon le témoignage de leurs propres livres, n’adoraient que deux dieux, l’un bon et l’autre mauvais, pour ne point parler ici des Hébreux qui, tant que leur empire a duré, n’ont reconnu qu’un seul Dieu. Celui donc qui a accordé aux Perses les moissons et les autres biens de la terre, sans qu’ils adorassent la déesse Ségétia, ni tant d’autres divinités que les Romains imaginaient pour chaque objet particulier, et même pour les usages différents du même objet, celui-là leur a donné l’empire sans l’assistance de ces dieux à qui Rome s’est cru redevable de sa grandeur. C’est encore lui qui a élevé au pouvoir suprême Marius et César, Auguste et Néron, Titus, les délices du genre humain, et Domitien, le plus cruel des tyrans. C’est lui enfin qui a porté au trône impérial et le chrétien Constantin, et ce Julien l’Apostat dont le bon naturel fut corrompu par l’ambition et par une curiosité détestable et sacrilége. Adonné à de vains oracles, il osa, dans sa confiance imprudente, faire brûler les vaisseaux qui portaient les vivres nécessaires à son armée ; puis s’engageant avec une ardeur téméraire dans la plus audacieuse entreprise, il fut tué misérablement, laissant ses soldats à la merci de la faim et de l’ennemi : retraite désastreuse où pas un soldat n’eût échappé si, malgré le présage du dieu Terme, dont j’ai parlé dans le livre précédent, on n’eût déplacé les limites de l’empire romain ; car ce Dieu, qui n’avait pas voulu céder à Jupiter, fut obligé de céder à la nécessité[1]. Concluons que c’est le Dieu unique et véritable qui gouverne et régit tous ces événements au gré de sa volonté ; et s’il tient ses motifs cachés, qui oserait les supposer injustes ?

CHAPITRE XXII.
LA DURÉE ET L’ISSUE DES GUERRES DÉPENDENT DE LA VOLONTÉ DE DIEU.

De même qu’il dépend de Dieu d’affliger ou de consoler les hommes, selon les conseils de sa justice et de sa miséricorde, c’est lui aussi qui règle les temps des guerres, qui les abrége ou les prolonge à son gré. La guerre des pirates et la troisième guerre punique furent terminées, celle-là par Pompée[2], et celle-ci par Scipion[3], avec une incroyable célérité. Il en fut de même de la guerre des gladiateurs fugitifs, où plusieurs généraux et deux consuls essuyèrent des défaites, où l’Italie tout entière fut horriblement ravagée, mais qui ne laissa pas de s’achever en trois ans. Ce ne fut pas encore une très-longue guerre que celle des Picentins, Marses, Péligniens et autres peuples italiens qui, après avoir longtemps vécu sous la domination romaine avec toutes les marques de la fidélité et du dévouement, relevèrent la tête et entreprirent de recouvrer leur indépendance, quoique Rome eût déjà étendu son empire sur un grand nombre de nations étrangères et renversé Carthage. Les Romains furent souvent battus dans cette guerre, et deux consuls y périrent avec plusieurs sénateurs ; toutefois le mal fut bientôt guéri, et tout fut terminé au bout de cinq ans. Au contraire, la seconde guerre punique fut continuée pendant dix-huit années avec des revers terribles pour les Romains, qui perdirent en deux batailles plus de soixante-dix mille soldats[4], ce qui faillit ruiner la république. La première guerre contre Carthage avait duré vingt-trois ans, et il fallut quarante ans pour en finir avec Mithridate. Et afin qu’on ne s’imagine pas que les Romains terminaient leurs guerres plus vite en ces temps de jeunesse où leur vertu a été tant célébrée, il me suffira de rappeler que la guerre des Samnites se prolongea près de cinquante ans, et que les Romains y furent si maltraités qu’ils passèrent même sous le joug. Or, comme ils n’aimaient pas la gloire pour la justice, mais la justice pour la gloire, ils rompirent bientôt le traité qu’ils avaient conclu. Je rapporte tous ces faits parce que, soit ignorance, soit dissimulation, plusieurs vont attaquant notre religion avec une extrême insolence ; et quand ils voient de nos jours quelque guerre se prolonger, ils s’écrient que si l’on servait les dieux comme autre-

  1. Voyez le ch. 29 du livre précédent.
  2. Pompée termina la guerre des pirates en quarante jours, à partir de son embarquement à Brindes. Voyez Cicéron, Pro lege Man., cap. 11 et seq.
  3. La troisième guerre punique dura quatre ans environ. Voyez Tite-Live, Epitom., 49 et 51.
  4. Ces deux batailles sont Trasimène et Cannes. Tite-Live (lib. XXII, cap. 7, 19) estime à quinze mille hommes les pertes de Trasimène, et à quarante-huit mille hommes celles de Cannes.