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LA CITÉ DE DIEU

dieux a dépendu de la populace ignorante, pourquoi la déesse Pecunia n’a-t-elle pas été préférée à Minerve, la plupart des hommes ne travaillant qu’en vue de l’argent ? et si, au contraire, c’est un petit nombre de sages qui a fait le choix, pourquoi la Vertu n’a-t-elle pas été préférée à Vénus, quand la raison lui donne une préférence si marquée ? La Fortune tout au moins, qui domine le monde, au sentiment de ceux qui croient à son immense pouvoir, la Fortune, qui met au grand jour ou obscurcit toute chose plutôt par caprice que par raison, s’il est vrai qu’elle ait eu assez de puissance sur les dieux eux-mêmes pour les rendre à son gré célèbres ou obscurs, la Fortune, dis-je, devrait occuper parmi les dieux choisis la première place. Pourquoi ne l’a-t-elle pas obtenue ? serait-ce qu’elle a eu la fortune contraire ? Voilà la Fortune contraire à elle-même ; la voilà qui sait tout faire pour élever les autres et ne sait rien faire pour soi.

CHAPITRE IV.
ON A MIEUX TRAITÉ LES DIEUX INFÉRIEURS, QUI NE SONT SOUILLÉS D’AUCUNE INFAMIE, QUE LES DIEUX CHOISIS, CHARGÉS DE MILLE TURPITUDES.

Je concevrais qu’un esprit amoureux de l’éclat et de la gloire félicitât les dieux choisis de leur grandeur et les regardât comme heureux, s’il pouvait ignorer que cette grandeur même leur est plus honteuse qu’honorable. En effet, la foule des petites divinités est protégée contre l’opprobre par son obscurité, bien qu’il soit difficile de ne pas rire quand on voit cette troupe de dieux occupés aux différents emplois que leur a départis la fantaisie humaine : semblables à l’armée des petits fermiers d’impôts[1], ou encore à ces nombreux ouvriers qui, dans la rue des Orfèvres, travaillent à un seul vase, où chacun met un peu du sien, quand il suffirait d’un habile homme pour l’achever ; mais on a jugé que le meilleur emploi de cette multitude d’ouvriers, c’était de leur diviser le travail, afin que chacun fît sa part de l’œuvre avec promptitude et facilité, au lieu d’acquérir par un long et pénible labeur le talent d’accomplir l’œuvre tout entière. Quoi qu’il en soit, il en est fort peu parmi ces petits dieux dont la réputation ait souffert quelque atteinte, au lieu qu’on aurait de la peine à citer un seul des grands dieux qui ne soit déshonoré par quelque infamie. Les grands dieux sont descendus aux basses fonctions des petits ; mais les petits dieux ne se sont pas élevés aux crimes sublimes des grands. Pour Janus, il est vrai, je ne vois pas qu’on dise rien de lui qui souille son honneur, et peut-être a-t-il mené une meilleure vie que les autres. Il fit bon accueil à Saturne fugitif et partagea avec lui son royaume, d’où prirent naissance les deux villes de Janiculum et de Saturnia[2] ; mais les païens, empressés de mettre à tout prix du scandale dans le culte de leurs dieux, ont déshonoré l’image de celui-ci, faute de pouvoir déshonorer sa vie ; ils l’ont représenté avec un corps double et monstrueux, ayant deux et même quatre visages. Serait-ce par hasard qu’il a fallu donner du front en abondance à ce dieu vertueux, les autres dieux n’en ayant pas assez pour rougir de leur turpitude ?

CHAPITRE V.
DE LA DOCTRINE SECRÈTE DES PAÏENS ET DE LEUR EXPLICATION DE LA THÉOLOGIE PAR LA PHYSIQUE.

Mais écoutons les explications physiques dont ils se servent pour couvrir des apparences d’une doctrine profonde la turpitude de leurs misérables superstitions. Varron prétend que les statues des dieux, leurs attributs et leurs ornements ont été institués par les anciens, afin que les esprits initiés au sens mystérieux de ces symboles pussent, en les voyant, s’élever à la contemplation de l’âme du monde et de ses parties, c’est-à-dire à la connaissance des dieux véritables. Si on a représenté la divinité sous une figure humaine, c’est, selon lui, parce que l’esprit qui anime le corps de l’homme est semblable à l’esprit divin. Supposez, dit-il, qu’on se serve de différents vases pour distinguer les dieux, un œnophore[3] placé dans le temple de Bacchus servira à désigner le vin ; le contenant sera le signe du contenu ; c’est ainsi qu’une statue de forme humaine est le symbole de l’âme raisonnable dont le corps humain est comme le vase et qui par son essence est semblable à l’âme des

  1. Selon Ducange, ces petits fermiers d’impôts, minuscularii, dont parle saint Augustin, servaient d’intermédiaires entre les contribuables et un petit nombre de gros fermiers qui avaient l’entreprise générale de l’impôt. Comparez Facciolati au mot minuscularius.
  2. Voyez Ovide, Fastes, livre i, vers 365 et seq. ; et Virgile, Énéide, livre viii, vers 357, 358.
  3. Vase pour conserver ou transporter du vin.