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LIVRE PREMIER.

retenus par les liens de tant de maladies. Mais que la sagesse leur commande de supporter le traitement du médecin, et de se laisser guérir avec quelque patience, aussitôt ils retombent sur leurs couches. Allanguis par la chaleur de ces couches, ils goûtent plus de plaisir à réveiller les démangeaisons de leurs chagrines voluptés, qu’à subir et à suivre les avis un peu sévères et désagréables du médecin, pour être rendus à la santé, et à la lumière, et contents d’avoir pour appuis le nom et l’idée du Dieu souverain, ils vivent dans la misère, et néanmoins ils vivent.

Il est d’autres hommes, disons mieux, d’autres âmes encore unies à des corps et déjà dignes d’être recherchées par le meilleur et le plus beau des époux. Pour elles ce n’est pas assez de vivre si elles ne vivent heureuses. En attendant, retourne à tes muses ; mais sais-tu ce que je désire que tu fasses ? Ordonne ce qu’il te plaira, répondit-il. Quand Pyrame se sera poignardé, lui dis-je, ainsi que son amante, sur son corps à demi-mort, comme tu dois le chanter, tu auras la plus favorable des occasions, dans cette douleur même, qui doit porter dans ton poème l’émotion la plus vive. Pénètre-toi d’horreur pour l’amour dégradant et les femmes empoisonnées qui conduisent à ces déplorables excès, puis élève-toi ; pour chanter cet amour pur et sans tache qui, au moyen de la philosophie, unit à l’intelligence les âmes cultivées par l’étude et embellies par la vertu, et qui non-seulement fuient la mort, mais jouissent encore de la vie bienheureuse. Il réfléchit longtemps dans le silence et l’hésitation, puis ayant fait un mouvement de la tête, il s’en alla.

25. Je me levais à mon tour, et après avoir offert à Dieu mes vœux de chaque jour, nous prenions le chemin du bain. Ce lieu nous était familier, et prêtait à la discussion quand le mauvais temps nous empêchait d’aller à la campagne. Mais voilà que près du seuil nous apercevons deux coqs qui se livraient un combat très-violent. Nous nous arrêtâmes. Que ne regardent pas, où ne se promènent pas des yeux amis ? Ils cherchent si quelque part apparaîtra cette beauté de l’intelligence qui modifie et gouverne tout par la science comme par l’ignorance, qui entraîne partout ses disciples affamés, et se fait rechercher partout ? D’où et à quel endroit ne peut-elle point se révéler ? Ainsi, dans ces coqs, il fallait voir leurs têtes tendues en avant, leurs plumes du cou hérissées, leurs chocs violents, leurs adroits détours, et dans tous les mouvements de ces animaux sans raison, rien qui ne fût convenable, une raison supérieure réglant tout en eux ; enfin la loi imposée par le vainqueur, son chant de gloire, et ses membres, prenant une forme presque circulaire comme pour affecter le faste de la domination ; le vaincu témoignant de sa défaite, dressant les plumes de son cou, ne montrant dans la voix et les mouvements rien que de difforme, par conséquent rien qui ne fût beau et en harmonie, je ne sais comment, avec les lois de la nature.

26. Nous nous fîmes alors de nombreuses questions. Pourquoi en est-il ainsi de tous ? pourquoi rechercher cette domination sur les femelles qui leur sont soumises ? pourquoi, outre ces considérations plus élevées, nous-mêmes trouvions-nous dans l’aspect du combat un certain plaisir de spectateurs ? Qu’y avait-il en nous qui recherchât des choses si éloignées des sens ? Qu’y avait-il encore qui se laissât prendre à la provocation des sens ? Nous nous disions en nous-même : Où la loi n’est-elle pas ? où l’empire n’est-il point dû au meilleur ? où n’est pas l’ombre de la constance ? où n’est point l’image de cette beauté si réelle ? où n’est point la mesure ? Avertis par là de mettre un terme au spectacle, nous allâmes où nous avions résolu.

Nos réflexions étaient récentes, et comment des choses si remarquables eussent-elles pu échapper à la mémoire de trois hommes qui s’y appliquaient ? Sitôt donc que nous fûmes arrivés, nous écrivîmes avec soin cette partie de notre livre, qui comprend tout ce qui avait été dit pendant la nuit. Je ne fis rien autre chose dans cette journée afin de ménager ma santé ; seulement avant le dîner, j’entendis avec eux la moitié d’un chant de Virgile, selon l’ordinaire, et nous ne voyions partout que la mesure des choses. Nul ne peut se refuser à l’approuver, mais il est rare et difficile de la sentir quand on se livre ardemment à d’autres études.