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DE L’ORDRE.


tion : L’ordre est la règle selon laquelle Dieu régit tout ce qui existe ? Et si l’ordre n’est point dans tout ce que fait l’insensé, quelque chose sera donc en dehors de l’ordre ? Mais vous n’admettez ni l’un ni l’autre. Prenez garde qu’en définissant l’ordre vous ne mettiez tout en désordre. Comme Licentius était encore distrait : Il est facile, dit Trygétius, de répondre à ce dilemme, et toutefois je n’ai point sous la main une comparaison qui devrait, je crois, donner à ma pensée plus de force et de clarté. J’exprimerai néanmoins cette pensée, et tu feras ensuite ce que tu as fait tout à l’heure ; car cette mention des ténèbres, à propos de ce que j’avais avancé d’une manière si obscure, ne m’a pas médiocrement éclairé. Je dis donc que toute la vie des insensés, quoiqu’elle n’ait de leur part, ni suite, ni ordre, est cependant, grâce à la divine Providence, renfermée dans l’ordre nécessaire des choses ; et comme si une place lui était préparée par cette loi ineffable et éternelle, jamais elle n’est où elle ne doit pas être. De là vient que tout homme qui la considère avec un esprit étroit, s’en détourne comme repoussé par une laideur horrible. Mais s’il élève et étend ses regards jusqu’à embrasser l’ensemble, il ne trouvera rien qui ne soit ordonné, rien qui ne soit en quelque sorte toujours disposé et mis à la place qu’il doit occuper.

12. Quelle grande et merveilleuse réponse, lui dis-je, me donne, par votre organe, Dieu lui-même, et, comme je suis de plus en plus amené à le croire, ce je ne sais quel ordre caché dans l’univers. J’entrevois tant de vérité et de profondeur dans les choses dites par vous, que j’ignore comment vous en parlez sans les avoir vues, et comment vous les voyez. Tu ne cherches peut-être pour exprimer ta pensée qu’une seule comparaison ; mais j’en vois maintenant d’innombrables qui m’amènent à penser comme toi. Quoi de plus hideux que le bourreau ? Quoi de plus farouche et de plus impitoyable que cette âme ? Mais il occupe dans la législation une place nécessaire, et il fait partie de l’ordre dans une société bien réglée ; il croit nuire et il est le châtiment de ceux qui nuisent à l’ordre public. Quoi de plus repoussant, de plus dépourvu de beauté, quoi de plus couvert de honte que les prostitués, les prostituées et autres fléaux du même genre ? Bannis de la société humaine les femmes de mauvaise vie, et tu troubles tout par les passions honteuses ; donne-leur la place des femmes mariées, et tu jettes partout le déshonneur et l’infamie. Ainsi donc les mœurs impures de ces sortes de gens déshonorent leur vie, et la loi de l’ordre les met à la dernière place. Dans le corps de l’animal, n’y a-t-il pas des membres que l’on ne peut envisager à part ? et néanmoins l’ordre de la nature n’a pas voulu qu’ils fissent défaut, car ils sont nécessaires ; ni qu’ils fussent mis en évidence, car ils sont honteux. Il y a plus : ces membres d’ignominie, en occupant leur place, ont cédé la place d’honneur aux membres plus nobles. Quoi de plus agréable pour nous, quel spectacle plus convenable dans une campagne, que le fut l’autre jour ce combat de coqs dont nous avons fait mention au premier livre[1] ? Cependant quoi de plus abject que l’abattement du vaincu ? Toutefois encore il contribuait à faire ressortir la beauté de ce combat.

13. Tout en est là, je crois, mais il faut des yeux. Des poètes ont aimé ce qu’on nomme solécismes et barbarismes ; ils ont préféré en changer les noms, les appeler figures et syncopes, plutôt que d’éviter ces fautes manifestes. Ôte aux poèmes ces figures, et nous regretterons de doux agréments. Entasse-les en un seul endroit, et mon cœur se soulèvera comme il se soulève devant ce qui est aigre, fétide, gâté. Transporte-les dans le langage libre du forum, qui ne les en chassera et ne les renverra au théâtre ? Aussi l’ordre qui en règle l’usage et y veut de la mesure ne peut souffrir, ni qu’ils soient prodigués quand ils sont propres au genre, ni qu’ils disparaissent entièrement partout ailleurs. Qu’un style simple et comme négligé paraisse de temps en temps ; il fait mieux ressortir encore les endroits saillants et les beaux passages. Règne-t-il partout ? Tu le méprises et jettes le livre. N’est-il nulle part ? Les beautés ne font plus saillie, elles ne s’élèvent plus en quelque sorte sur les endroits qu’elles doivent dominer ; elles s’éclipsent par leur propre éclat et jettent partout la confusion.

Ici encore nous devons à l’ordre une vive reconnaissance. Qui ne craint, qui ne déteste les conclusions fausses, et celles qui, en ajoutant ou en diminuant, travaillent insensiblement au profit de l’erreur ? Toutefois quand elles arrivent à propos dans une discussion, elles portent d’heureux fruits, et sans que je sache

  1. Ci-dessus, liv. I, chap. 8, n. 25.