Page:Augustin - Œuvres complètes, éd. Raulx, tome III.djvu/377

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subordonne justement les choses moindres aux plus grandes. L’utilité au contraire s’inspire presque toujours de la pensée des avantages que procure habituellement une chose, et elle estime plus ce qui en réalité est moins estimable. Ainsi la raison met les corps célestes bien au-dessus des corps terrestres : quel est cependant l’homme charnel qui n’aimerait mieux voir manquer au ciel plusieurs étoiles qu’un seul arbuste à son jardin ou une seule bête à son troupeau ? A l’exception des personnes dont l’amour fait leur bonheur, les enfants préfèrent la mort de n’importe quel homme, quand surtout il est d’un aspect effrayant, à la mort de leur passereau, principalement quand- il a beau chant et beau plumage ; mais les hommes plus âgés méprisent absolument ces jugements des enfants ou attendent avec patience qu’ils deviennent plus raisonnables. Telle doit être aussi la conduite des esprits qui se sont élevés jusqu’à la sagesse : lorsqu’ils voient des juges ineptes louer Dieu pour ces moindres créatures qui sont plus à la portée de leurs sens, et quand il s’agit des créatures d’un ordre plus élevé et par conséquent meilleur, ne pas le louer, ou le louer moins, essayer même de le blâmer, de le corriger ou ne pas croire qu’il en soit l’auteur, ils doivent mépriser absolument ces appréciations s’ils ne peuvent les réformer, ou en attendant qu’ils le puissent, les tolérer, les supporter en paix.



CHAPITRE VI. DIRE QU’ON PRÉFÈRE LE NÉANT A LA MISÈRE, C’EST N’ÊTRE PAS SINCÈRE.

18. Ceci établi, et quoique les prévisions divines doivent s’accomplir nécessairement, il est entièrement faux que l’on puisse attribuer au Créateur les fautes de la créature. Je ne vois point, as-tu dit, comment ne pas rejeter sur lui ce qui arrive nécessairement à son œuvre : et moi au contraire je ne vois pas, je ne puis voir, et je certifie qu’il est impossible de voir comment on peut lui imputer tout ce qui se fait nécessairement dans sa créature, mais par la volonté de ceux qui pèchent. Si en effet un homme vient à me dire : J’aimerais mieux n’être pas que d’être malheureux : Tu mens, lui répondrai-je ; n’es-tu pas malheureux maintenant ? Néanmoins tu neveux pas mourir, et c’est uniquement pour avoir l’existence ; ainsi tu la veux, quoique tu ne veuilles pas être malheureux. Rends donc grâces de ce que tu es volontiers, pour être délivré de ce que tu es malgré toi ; car c’est volontiers que tu existes et malgré toi que tu es malheureux. Mais si tu montres de l’ingratitude pour ce que tu es volontiers, tu seras justement condamné à être ce que tu ne veux pas. Aussi quand je considère que malgré ton ingratitude tu as ce que tu désires, je loue la bonté du Créateur ; et quand je constate qu’en punition de cette même ingratitude tu souffres ce qui te déplaît, je bénis la justice du suprême Ordonnateur. 19. Si cet homme ajoute : Quand je n’aime pas la mort, ce n’est point que je préfère la souffrance au néant, c’est dans la crainte d’être plus malheureux au delà du tombeau ; je répliquerai : Est-il injuste que tu sois plus malheureux ? Tu ne le seras pas. La chose est-elle juste ? Louons Celui dont les lois te traiteront comme tu mérites. Et comment saurai-je, poursuit-il, que si la chose est injuste je ne serai pas plus malheureux ? Je reprends : Si tu ne dépends que de toi-même, tu seras heureux, ou bien en te conduisant injustement tu seras malheureux justement. Ou bien encore en voulant, sans le pouvoir, vivre suivant la justice, tu ne dépendras pas de toi ; alors donc tu ne relèveras de personne ou tu relèveras d’un autre. Si tu ne relèves de personne, ce sera volontiers ou malgré toi. Mais. tu ne peux rien être malgré toi sans être dominé par une force quelconque ; et nulle force ne saurait dominer qui ne relève de personne. Et si c’est volontiers que tu ne relèves dé personne, la raison exige encore que tu ne relèves que de toi ; en vivant alors dans l’iniquité tu seras justement malheureux, ou bien possédant tout ce que tu désires tu devras rendre grâce à la bonté de ton Créaleur. Si tu ne dépends pas de toi-même, tu seras soumis à plus puissant où à plus faible que toi ; si c’est à plus faible, ce sera par ta faute et pour ton juste malheur, car tu pourras quand tu le voudras triompher de sa faiblesse. Si c’est à plus puissant, jamais tu ne pourras regarder comme injuste cette sage disposition. Il était donc souverainement exact de dire : La chose est elle injuste ? Tu ne seras pas plus malheureux. Est-elle juste ? Louons Celui dont les lois te traiteront comme tu mérites.