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DE LA MUSIQUE.


J'attends toujours ce que tu vas tirer de ces prémisses. — Le M. Voici ma conclusion. Tous ceux qui, ne consultant que les sens et ne gravant dans leur mémoire que ce qui les flatte, règlent sur ce plaisir tout matériel le mouvement de leurs corps et y joignent un certain talent d'imitation, ceux-là n'ont pas la science, malgré toute l’habileté qu'ils peuvent déployer, s'ils ne voient pas à la pure et véritable lumière de l'intelligence le principe de l'art qu'ils se vantent d'interpréter ; si donc la raison nous démontre que les chanteurs de théâtre n'ont qu'un talent de ce genre, tu pourras sans hésitation, je crois, leur refuser la science et par conséquent ne pas reconnaître en eux cet art musical qui n'est que la science des modulations. — L'É. Développe ta pensée, voyons cela à fond.

9. Le M. La souplesse plus ou moins grande des doigts est sans doute un effet de l'exercice et non de la science. — LE. Pourquoi cela ? — Le M. Tout à l'iieuie tu faisais de la science un privilège de l'âme : or cette souplesse ne dépend que des organes, encore qu'ils obéissent à l'impulsion de l'âme. — LE. Mais puisque l'âme en qui est la science, commande au corps ces nmiivements, il faudrait plulôlles attribuer à l'âme qu'aux membres qui ne font qu'obéir. — Le M. Ne peut-il arriver qu'un homme soit supérieur en science à un autre homme, bien que celui-ci fasse mouvoir ses doigts avec plus de facilité et d'aisance ? — L'E. Cela est très-possible. — Le M. Or, si les mouvements rapides et agiles des doigts devaient être attribués à la science, plus on excellerait dans ces mouvements, plus on porterait loin la science. — LE. C'est vrai.

Le M. Fais encore attention à ceci : Tu as quelquefois remarqué sans doute que les char- pentiers et autres aitisuns de ce genre, en frappant avec la hache ou la cognée, retombent toujours au même endroit, sans jamais se tromper sur le point où ils ont l'inlentioii de diriger leurs coups; essayons-nous de le faire, nous ne pouvons y réussir et nous leur prétons à rire. — LE. C'est vrai. — Le M. Et d'où vient que nous ne pouvons y réussir ? Est-ce faute de savoir le coup qu'il faut frapper, l'en- taille qu'il faut faire? — LE. Nnus ne le savons pas toujours. — Le }]. Eh bien! suj)- puse un homme qui connaisse dans tous ses détails le métier du forgeron, sans avoir toute- fois la aiuin au&si exercée ; suppose-le capable de donner à ces ouvriers qui travaillent avec la jilus grande facilité une foule de leçons qui dépassent leur intelligence. N'est-ce pas là un fait journalier? — LE. D'accord. — Le M. Ainsi donc on doit attribuer à l'ha bULude plutôt qu'à la science, non-seulement l'aisance, et la légèreté, mais encore la cadence dans les mou- vement'! corporels : autrement, mieux on se servirait de ses mains, plus on serait instruit. Nous pouvons appliquer cette observation au talent des joueurs de flûte et de cithare, et par conséquent, la difficulté que nous éprouverions à exécuter les mouvements de doigts ne nous empêchera jias de les attribuer à-lUiahitude, a l'imitaiion, à un.exerçi_ce journalier, plutôt qu'à la science. — L'E. Je me rends enfin. Aussi bien, j'entends dire souvent que des médecins ft)rt savants sont surpassés par des praticiens moins instruits, dans les amputations, dans les pansements, en un mol dans toutes les opérations qui exigent la main ou le fer : cette branche de la médecine s'appelle chirurgie[1], et le terme même dénote suffisamment des opérations qui se font avec les mains. Continue donc et achève cette question.


CHAPITRE V.
LE SENTIMENT MUSICAL VIENT-IL DE LA NATURE ?

10. Le M. Il nous reste, je crois, à montrer que les arts mêmes qui nous plaisent par le talent d'exécution, quand les effets en sont puissants, dépendent immédiatement, non de la science, mais du concours des sens et de la mémoire ; car je ne veux point que tu me dises que la science peut se rencontrer sans la pratique et même à un plus haut degré que chez ceux qui excellent dans la pratique, et que néanmoins ces derniers auraient été incapables d'atteindre, en dehors de toute science, à un talent d'exécution aussi consommé. — L'E. Commence, c'est là evideiiuneul le point à démontrer. Le M. N'as-tu jamais écouté certains histrions avec un certain intérêt? — LE. Oui, et avec plus d'intérêt peut-être que je ne l'aurais voulu. — Le M. D'où vient que la multitude ignorante siffle souvent un joueur de flûte qui fait eutindre de méchants airs, tandis (ju'tUe api)laudit un exécutant habile, et que son enthousiasme répond à la beauté des accords du musicien ? La foule agit-elle ainsi parce

  1. Χειρος-εργον, œuvre de la main.