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Page:Augustin - Œuvres complètes, éd. Raulx, tome III.djvu/574

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par la nature ou par l’art, ne peuvent se concevoir sans l’espace et le temps, comme le corps et ses différents mouvements ; il n’en est pas de même de cette égalité et de cette unité qui ne se révèle qu’à l’esprit et qui juge de la beauté corporelle par l’intermédiaire des sens ; elle n’est ni étendue avec l’espace, ni changeante avec les temps. On ne peut dire en effet qu’elle serve à apprécier la rondeur de la roue, et non la rondeur d’un vase ; la rondeur d’un vase, et non celle d’un denier. Ainsi en est-il des temps et des mouvements des corps : il serait absurde de prétendre qu’elle juge de l’égalité des années, et non de l’égalité des mois, de l’égalité des mois et non de celle des jours. Mais qu’un mouvement réglé se produise pendant ces intervalles, pendant des heures ou des moments plus courts, c’est toujours une même et immuable égalité. Mais si la même loi d’égalité, de ressemblance, de convenance, nous fait juger des mouvements et des figures tantôt plus grandes, tantôt moindres : cette loi assurément l’emporte sur tout cela en puissance. D’ailleurs elle n’est dans les lieux et les temps, ni moindre, ni plus grande : si elle était plus grande, elle ne pourrait apprécier tout entière ce qui est plus petit ; si elle était moindre, nous ne pourrions juger par elle de ce qui est plus grand. Aussi faut-il la loi tout entière de la quadrature pour apprécier le carré d’une place publique, le carré d’une pierre, d’un tableau, d’un bijou ; et la loi tout entière de l’égalité pour saisir également la convenance et dans les pas multipliés de la fourmi et dans la marche de l’éléphant. Mais alors qui ne pourra comprendre que cette loi n’est ni plus petite ni plus grande que l’espace et le temps, puisqu’en puissance elle est au-dessus de tous les temps et de tous les lieux ? Et comme cette loi qui préside à tous les arts est immuable, tandis que l’esprit humain, capable de la comprendre, est exposé aux variations de l’erreur, concluons qu’au-dessus de notre intelligence est une loi qui se nomme vérité.

CHAPITRE XXXI.

DIEU EST LUI-MÊME CETTE LOI QUI RÈGLE LES JUGEMENTS DE NOTRE RAISON ET QUE NOTRE RAISON NE PEUT JUGER.

57. Il ne faut pas douter non plus que cette nature immuable, supérieure à l’âme intelligente n’est autre que Dieu lui-même ; et que la vie première et la première substance se trouve avec la première sagesse. Cette sagesse est en effet l’immuable vérité que l’on nomme aussi avec raison la règle de tous les arts, et l’art de l’Architecte tout-puissant. Et puisque l’âme sent bien qu’elle ne juge pas d’après elle-même la valeur et le mouvement de chaque corps, elle doit reconnaître en même temps d’un côté, que sa nature est supérieure aux natures qu’elle juge, et d’autre part qu’elle est inférieure à cette autre nature qui fait la règle de ses jugements sans qu’elle puisse la juger d’aucune manière. Je puis dire pourquoi les membres semblables d’un même corps doivent se correspondre de chaque côté : c’est que mon esprit se comptait dans cette égalité souveraine que je vois des yeux de l’esprit et non des yeux du corps ; d’où il suit que les objets qui tombent sous mon regard me paraissent d’autant plus parfaits qu’ils ont plus de rapport avec ces idées de mon esprit. Mais pourquoi ces mêmes idées que contemple mon esprit sont-elles ainsi ? nul ne saurait le dire, et aucun homme de bon sens ne pourrait, en cherchant à en rendre compte, supposer qu’elles pussent être différentes de ce qu’elles sont.

58. Pourquoi nous plaisent-elles ? et pourquoi, à mesure que nous avons plus d’intelligence, y sommes-nous plus attachés ? Personne encore n’osera le dire s’il a bien compris ces questions. En effet s’il nous est possible, ainsi qu’à toutes les âmes raisonnables, de juger selon la vérité les créatures qui nous sont inférieures, il n’y a pour nous juger nous-mêmes que l’éternelle Vérité, quand nous lui sommes unis. Pour elle le Père lui-même ne la juge pas, car elle ne lui est point inférieure : mais c’est par elle qu’il porte tous ses jugements. Car tous les êtres qui recherchent l’unité sont soumis à cette même règle, à cet idéal, à ce modèle, quel que soit le nom qu’on lui donne, parce que seule elle ressemble parfaitement à Celui de qui elle a reçu l’être, si toutefois il est possible d’employer cette expression : « Elle a reçu », quand il s’agit de Celui que l’on nomme le Fils, parce qu’il n’est point par lui-même, mais par le premier et éternel principe appelé le Père ; « de qui toute paternité découle dans le ciel et sur la terre[1]. » Ainsi « le Père ne juge personne, il a donné tout jugement au Fils[2]. » — « L’homme spirituel

  1. Eph. 3,15
  2. Jn. 5, 22.