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Page:Augustin - Œuvres complètes, éd. Raulx, tome III.djvu/575

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juge tout, mais n’est jugé par personne[1] », c’est-dire, par aucun homme ; mais par la loi seule qui règle ses jugements ; car c’est encore une vérité indubitable que « nous, devons paraître tous au tribunal de Jésus-Christ[2]. » L’homme spirituel juge donc tout parce qu’avec Dieu il est supérieur à tout. Or il est avec lui quand son intelligence comprend sans erreur, et qu’il aime parfaitement ce qu’il a compris. Il s’identifie même alors, autant que cela est possible, avec la foi qui le dirige dans ses jugements, et que nul ne saurait juger. Ainsi en est-il des lois temporelles elles-mêmes : les hommes les jugent quand ils les établissent, mais après leur promulgation le juge ne peut plus les discuter, il doit s’y soumettre. Cependant le législateur humain, s’il est sage et homme de bien, consulte la loi éternelle élevée au-dessus de toute discussion, afin que d’après ses immuables principes il discerne ce qu’il convient pour le moment de commander ou de défendre. Il est donc possible aux âmes pures de connaître cette loi éternelle, jamais il ne leur est permis de la juger. E voici la raison pour connaître un objet, il suffit de savoir qu’il est de telle manière et non de telle autre ; mais pour bien l’apprécier nous ajoutons quelques mots destinés à exprimer qu’il pourrait avoir aussi d’autres caractères ; comme lorsque nous disons : cela doit être ainsi, cela devait être de cette manière ; ceci devra être autrement, ainsi que font les artistes en parlant de leurs travaux.

CHAPITRE XXXII.

IL Y À DANS LES CORPS DES TRACES D’UNITÉ ; MAIS L’INTELLIGENCE SEULE PEUT CONTEMPLER L’UNITÉ MÊME.

59. Beaucoup cependant n’ont d’autre but que le plaisir humain et ne veulent point chercher plus haut la raison du plaisir qu’ils ressentent. Si je demande à l’ouvrier qui vient de construire une arcade, pourquoi il veut en élever une semblable au côté opposé, il me répondra sans doute qu’il veut établir l’égalité entre les côtés qui se correspondent. Mais si j’insiste, si je lui demande pourquoi cette symétrie : elle convient, me dira-t-il, elle est belle, le coup d’œil l’exige, et il ne hasardera point d’autre explication. Il reste les yeux 567 inclinés à terre, sans voir au-dessus de lui la main qui le dirige. Mais c’est un homme qui a des yeux dans l’âme, qui voit clair dans les ténèbres : je ne cesserai donc de l’exciter, je le presserai de me dire le motif de ce plaisir naturel. Car en le jugeant sans juger d’après lui il doit le dominer et ne point en être l’esclave.

Je lui demanderai d’abord si ces objets sont beaux parce qu’ils nous plaisent ou s’ils nous plaisent parce qu’ils sont beaux. Il me répondra sans doute qu’ils nous plaisent parce qu’ils sont beaux. Je continuerai : Eh ! pourquoi sont-ils beaux ? Que si cette question l’embarrasse, j’ajouterai : Est-ce parce que les parties en sont bien proportionnées, et qu’une pensée unique a su en relier tous les détails avec une convenance parfaite ?

60. Il en conviendra, alors je lui demanderai si cette unité à laquelle ces parties veulent se rattacher est parfaitement réalisée par elles, ou si elles s’en écartent beaucoup et n’en sont qu’une fausse image. Il l’avouera encore. Quel homme en effet, pour peu qu’on l’avertisse, ne comprendra qu’il n’est aucune espèce de corps, qu’il n’est même aucun corps où ne se rencontrent quelques traces d’unité, et que néanmoins, si beau que soit un corps, il n’atteint jamais à l’idéal d’unité qu’il poursuit, puisqu’il a nécessairement des parties diverses dans les divers points d’étendue qu’il occupe ? Si donc il l’avoue, il devra me dire encore où il a vu cette unité et comment il l’a aperçue. Car s’il ne la voit point, pourra-t-il connaître combien chaque corps s’approche de l’unité et combien il s’en éloigne ? Il peut dire aux corps : Vous ne seriez rien, si quelque lien ne vous contenait dans l’unité ; mais si vous étiez l’unité parfaite, vous ne seriez pas des corps. On pourrait lui répondre aussitôt : Où as-tu découvert cette unité d’après laquelle tu juges les corps ? Car si tu ne la voyais pas, tu ne pourrais affirmer qu’ils ne l’ont point réalisée. Si c’est ton œil qui te la fait apercevoir, peux-tu dire qu’ils en sont bien éloignés quoiqu’ils en conservent quelques traces ? Car tes yeux formés de matière ne voient que la matière. L’unité n’est donc visible qu’à l’esprit.

Mais où la voyons-nous ? Si elle occupait ici le même espace que notre corps, on ne la verrait pas en Orient pour juger les corps comme nous faisons ici. Elle n’est donc point limitée par l’espace, et comme elle aide part

  1. 1Co. 2, 15.
  2. 2Co. 5, 10