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Page:Augustin - Œuvres complètes, éd. Raulx, tome III.djvu/576

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out à juger localement, elle n’est en aucun lieu, et par sa puissance elle est partout.

CHAPITRE XXXIII.

L’ERREUR NE VIENT PAS DES SENS, MAIS DU JUGEMENT. — DIFFÉRENCE ENTRE LE MENTEUR ET LE TROMPEUR.

61. Si le témoignage que lui rendent les corps est un témoignage menteur, n’y croyons point et ne tombons pas dans la vanité des vaniteux. Mais comme ils mentent en paraissant vouloir mettre devant nos yeux ce qui n’est visible qu’à la pensée, cherchons si le mensonge vient de leur ressemblance ou de leur dissemblance avec l’unité. Car s’ils la reproduisaient parfaitement, ils lui seraient parfaitement semblables, et s’ils lui étaient parfaitement semblables, il n’y aurait aucune différence entre leur nature et la sienne. Mais s’il en était ainsi, leur témoignage ne serait point menteur, ils seraient ce qu’elle est. Toutefois ils ne mentent point pour ceux qui veulent y réfléchir de plus près. Car on ne ment qu’en cherchant à paraître ce que l’on n’est pas ; et si malgré nous l’on nous croit autres que nous sommes, nous n’avons point menti, mais trompé sans le vouloir. Ce qui distingue le menteur du trompeur, c’est qu’il y a toujours dans le menteur la volonté de tromper, quand même on ne le croirait pas, tandis qu’on ne trompe pas sans tromper réellement. Par conséquent les corps n’ayant point de volonté ne sont point menteurs, et si on ne les croit pas ce qu’ils ne sont point, ils ne trompent pas non plus.

62. L’œil lui-même ne trompe pas : il ne peut que redire à l’esprit ce qui l’a frappé ; et si à son exemple les autres sens nous communiquent leurs impressions comme ils les éprouvent, pouvons-nous exiger davantage ? Arrière donc les vaniteux et il n’y aura plus de vanité ! Un homme s’imagine que le bâton se brise en pénétrant dans l’eau ; qu’il se redresse, dès qu’on le retire. Son œil n’est pas infidèle, c’est lui qui juge mal. L’œil ne pouvait ni ne devait, attendu sa nature, voir autrement dans l’eau ; et puisque l’eau ne ressemble point à l’air, quoi d’étonnant que les sensations soient différentes ? L’œil a donc bien vu, car il n’est fait que pour voir ; mais l’âme a mal jugé, car pour contempler la souveraine Beauté, c’est la réflexion et non l’œil qui lui a été donnée. Et cette âme veut connaître les corps par l’esprit et Dieu par les yeux ; comprendre les choses charnelles et voir les choses spirituelles, c’est tenter l’impossible.

CHAPITRE XXXIV.

COMMENT APPRÉCIER NOS VAINES IMAGINATIONS.

63. Aussi doit-elle redresser une manière d’agir aussi dépravée, mettre en haut ce qui est en bas et en bas ce qui est en haut, sans quoi elle ne peut prétendre au royaume des cieux. Ainsi ne cherchons point l’élévation dans ces bas objets, ne nous y attachons pas non plus. Jugeons-les pour n’être point condamnés avec eux ; c’est-à-dire, ne leur accordons que ce qui doit être attribué aux êtres du dernier rang ; si nous cherchons à être des premiers parmi les derniers, nous serons comptés entre les derniers par les premiers. Ce ne serait pas nuire aux derniers, mais ce serait pour nous le comble du malheur. L’ordre providentiel n’y perdrait rien non plus de sa beauté, car il traite les injustes avec justice et les méchants avec convenance. Si donc la beauté des créatures visibles ne nous trompe que pour ne réaliser point complètement l’unité qui la maintient, sachons qu’elle nous trompe, non par ce qu’elle est, mais par ce qu’elle n’est pas. Tout corps en effet est un vrai corps, mais une fausse unité. Aucun n’a en lui l’unité souveraine, aucun ne l’imite jusqu’à la perfection. Néanmoins il n’y aurait point de corps, s’il n’y avait en lui quelques traces d’unité ; et il n’y en aurait point si elles n’y avaient été imprimées par Celui qui est l’unité suprême.

64. O esprits obstinés[1], montrez-moi un homme qui voie sans aucune image charnelle ? Où est-il, celui qui comprend que le principe de toute unité n’existe qu’en l’auteur même de toute unité, qu’elle soit à sa hauteur, ou non ? Donnez-moi un homme qui voie, non pas qui conteste et veuille paraître voir ce qu’il ne voit point. Donnez-moi un homme qui résiste aux sens charnels et aux plaies qu’ils ont faites à son âme, qui résiste à l’entraînement de la coutume et aux louanges des hommes, qui pleure ses péchés sur la couche, et renouvelle son esprit, qui n’aime point les vanités et ne

  1. Les manichéens, esclaves de leurs vaines imaginations. (Confes. liv. 3, ch.6, liv. 9, ch.4.)