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Page:Augustin - Œuvres complètes, éd. Raulx, tome III.djvu/581

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lui assigne le dernier rang ; et pour nous inviter à rechercher le bien immuable, elle mêle à ce genre de plaisirs les douleurs, les maladies, le désordre dans les membres, le trouble de la physionomie, les agitations de l’âme et les colères. Elle emploie à répandre ces amertumes le bas ministère de ces êtres que l’Écriture appelle exterminateurs et anges de colère, et qui heureux de faire le mal ne savent quel utile résultat ils travaillent à assurer. À ces anges sont semblables les hommes qui font leur bonheur des misères d’autrui et qui ne voient ou ne veulent voir dans nos égarements que des motifs de joie et des divertissements de théâtre. Ainsi les souffrances de la vie sont pour les justes un enseignement, une épreuve ; elles lui assurent la victoire, le triomphe et la liberté. Pour les méchants, c’est la déception, le tourment, la défaite, la condamnation et l’esclavage. Ils sont les esclaves non du souverain Seigneur, mais de ses derniers ministres, de ces anges qui se repaissent des douleurs et de la misère des réprouvés et à qui la méchanceté fait un supplice de la délivrance des justes.

76. Ainsi la mission et la fin de toutes les créatures concourent à la beauté de l’univers ; et les détails qui nous font peine s’harmonisent parfaitement dans l’ordre général. En effet peut on juger d’un édifice par un seul de ses côtés, de la beauté d’un homme par sa chevelure, de sa parole par le mouvement de ses doigts, du cours de la lune par ses phases de quelques jours ? Ces sortes de créatures sont placées au dernier rang parce que en elles la beauté de l’ensemble se compose de parties imparfaites ; et pour bien apprécier leur mérite, soit dans le repos, soit dans l’action, il faut les considérer tout entières. Appliqué au tout ou à la partie, notre jugement est beau quand il est vrai : il est même supérieur au monde entier, et en jugeant ce monde selon la vérité, nous ne nous attachons à aucune de ses parties. Quant à l’erreur qui s’attache à quelque portion de ce monde, elle porte en elle-même sa difformité. Mais comme le noir donne du lustre à l’ensemble d’un tableau, ainsi l’immuable Providence dispose tellement toute cette mêlée de la vie, qu’elle traite différemment les vaincus et les vainqueurs, les combattants et les spectateurs, différemment encore les âmes paisibles qui ne cherchent qu’à contempler Dieu. Dans tout, en effet, il n’y a de mal que le péché et la peine du péché, c’est-à-dire la volontaire séparation de l’Être souverain et le supplice involontaire causé par le dernier des êtres, en d’autres termes : la liberté de la justice et la servitude du péché.

CHAPITRE XLI.

LA PEINE INFLIGÉE AU PÉCHEUR CONTRIBUE À L’ORDRE GÉNÉRAL.

77. L’homme extérieur s’anéantit ou par les progrès de l’homme intérieur, ou par sa propre défaillance. Quand il s’anéantit par les progrès de l’homme spirituel, c’est pour se relever plus parfait, et recouvrer son intégrité au son de la dernière trompette, et il ne pourra plus alors ni corrompre ni être corrompu. Mais s’il se dégrade lui-même, il tombe en des beautés d’un ordre inférieur, c’est-à-dire sous la justice du châtiment. Je parle ici de beautés, car rien n’est dans l’ordre qui ne soit beau ; et comme dit l’Apôtre[1], « Tout ordre vient de Dieu[2]. »

Nous devons avouer qu’un homme dans les pleurs est préférable à un brillant vermisseau : cependant je pourrais, sans mentir, louer longuement cette chétive créature, faire remarquer l’éclat de ses couleurs, la délicatesse de ses formes, l’accord parfait entre la tête et le milieu, entre le milieu et l’extrêmité ; l’unité reproduite autant qu’elle peut l’être dans cette humble nature : car il n’est rien d’un côté, qui ne se voie de l’autre avec d’égales dimensions. Que dirai-je ensuite de la vie qui anime ce petit corps ? comme elle le meut avec mesure, comme elle cherche ce qui convient, comme elle sait selon ses forces, vaincre où éviter les obstacles ! et rapportant tout à la conservation, ne révèle-t-elle pas mieux que le corps l’unité supérieure, qui a créé toutes les natures ? J’ai parlé d’un vermisseau doué de vie : mais que n’ont pas dit plusieurs auteurs sans exagération pour louer la cendre même, la pourriture[3]? Quand donc je parle de l’âme humaine qui toujours et partout l’emporte sur tous les corps, faut-il s’étonner que j’admire l’ordre dont elle fait partie, que je voie ses châtiments produire de nouvelles beautés ? Malheureuse, elle n’est pas où doivent être les bienheureux, mais où il convient que soient les malheureux.

  1. 1 Rétract. ch. 13, n. 7.
  2. Rom. 14, 1.
  3. Caton cité par Cicéron.