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Page:Augustin - Œuvres complètes, éd. Raulx, tome III.djvu/585

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l’empêcher de devenir ce qu’on est, on l’aide autant qu’on peut à le devenir. Or en aimant le prochain comme soi-même on ne saurait le perdre, car en soi-même on n’aime pas ce qui tombe sous les yeux ni sous les autres sens de sorte que l’on porte en soi celui que l’on chérit comme soi-même.

87. Vouloir pour les autres tous les biens qu’on désire pour soi-même, et ne leur vouloir pas les maux que soi-même on redoute, voilà la règle de l’amour[1], telles sont les dispositions que l’on a pour tous les hommes : car il ne faut faire de mal à personne, « et l’amour du prochain ne commet jamais l’iniquité[2]. » Voulons-nous donc être invincibles ? Aimons même nos ennemis, c’est le précepte divin[3]. Car l’homme n’a point en lui cette force que rien ne peut vaincre. Il la trouve dans l’immuable loi qui rend libre quiconque lui est soumis. C’est ainsi que rien ne peut lui ravir ce qu’il aime et cela suffit pour rendre un homme invincible et parfait. Si l’on n’aimait point son semblable comme soi-même, mais qu’on l’aimât comme on aime une bête de somme, une maison de bain, le plumage d’un bel oiseau, ou son joli ramage, c’est-à-dire pour le profit ou le plaisir temporel qu’il peut procurer, on serait l’esclave non pas de l’homme, mais, ce qui est le plus humiliant, d’un vice honteux et détestable, celui de ne pas aimer l’homme comme il mérite d’être aimé ; et ce vice conduit, non pas à la fin de la vie, mais à la mort.

88. Ajoutons que l’homme ne doit pas aimer l’homme comme on aime des frères selon la chair, des enfants, une épouse, des parents, des alliés ou même des concitoyens ; car cette affection n’est que pour un temps ; et nous n’aurions pas ces relations, que la naissance et la mort rendent nécessaires, si fidèle aux préceptes divins et persévérant dans la ressemblance de Dieu, notre nature n’eût pas été condamnée à cette vie corruptible[4]. Aussi, pour nous rappeler la perfection primitive, l’éternelle vérité nous commande de résister à ces exigences de la chair et du sang : elle a déclaré que personne ne pouvait prétendre au royaume du Ciel, s’il ne savait secouer le joug des affections charnelles[5]. Et qu’y a-t-il ici d’inhumain ? Il est bien plus inhumain de ne pas aimer dans l’homme sa qualité d’homme, pour n’aimer que sa qualité d’enfant ; car c’est ne point aimer en lui ce qui regarde Dieu, mais ce qui nous regarde. Et comment s’étonner de ne voir point sur le trône quiconque aime le bien privé et non le bien public ? Il faut aimer l’un et l’autre, dira quelqu’un. Il ne faut aimer que l’un d’eux, répond le Seigneur, car la vérité même l’a positivement affirmé : « Personne ne peut servir deux maîtres[6]. » Il est impossible d’aller où l’on est appelé, sans quitter le lieu où l’on est. Or nous sommes appelés à reprendre notre nature parfaite, telle que Dieu l’a créée avant la chute, et à nous séparer de celle que nous avons méritée par le péché. Il faut donc haïr celle-ci, puisque nous désirons d’en être délivrés.

89. Si donc nous sommes embrasés de l’amour de l’éternité, haïssons les liens du temps. L’homme doit aimer son prochain comme soi-même : or, personne n’est à lui-même son père, son fils, son parent, son allié, ni rien de tout cela ; il est seulement un homme. Donc aimer son prochain comme soi-même, c’est aimer en lui ce que l’on est soi-même. Le corps n’est point en nous ce que nous sommes ; il ne faut donc ni le rechercher, ni le désirer en qui que ce soit ; et nous pouvons appliquer ici cette sentence de l’Écriture,: « Ne désire pas le bien d’autrui[7] ». Ainsi celui qui aime dans le prochain ce que lui-même n’est point à ses propres yeux, ne l’aime pas comme il s’aime. C’est la nature humaine qu’il faut aimer, soit parfaite, soit appelée à le devenir, sans considérer les rapports de parenté. Ainsi, ayant le même Dieu pour père, ceux qui l’aiment et font sa volonté, sont tous de la même famille. Ils sont de plus les uns pour les autres des pères en s’avertissant, des fils par leur déférence mutuelle ; ils sont frères surtout, parce que leur unique Père les appelle tous, par son testament, à l’héritage du même bonheur.

CHAPITRE XLVII.

CARACTÈRE VÉRITABLE DE L’AMOUR POUR LE PROCHAIN. IL NOUS REND INVINCIBLES.

90. Et comment un homme ainsi disposé ne serait-il pas invincible, en aimant l’homme, puisqu’il n’aime en lui que l’homme, c’est-à-dire la créature de Dieu faite à son image, et puisqu’il ne saurait manquer d’une nature

  1. Tob. 4,26
  2. Rom. 13,10
  3. Mat. 5, 44
  4. Rétract. ch. 13, n. 8.
  5. Luc. 9, 60,62 ; 14, 16.
  6. Mat. 6, 24.
  7. Exo. 20, 17.