Page:Augustin - Œuvres complètes, éd. Raulx, tome X.djvu/716

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

le Sauveur annonça et figura en lui-même, au moment où Judas, l’homme méchant par-dessus tous, était sur le point de sortir et de quitter ouvertement la société du bon grain, au milieu duquel il avait été supporté si longtemps ; Jésus alors fut troublé, non dans sa chair, mais dans son esprit. Les gens de bien, à l’occasion de ces sortes de scandales, sont troublés non par malice, mais par charité : ils craignent qu’en séparant l’ivraie, on arrache aussi quelque épi de bon grain.
2. « Jésus fut donc troublé dans son esprit, et il dit ouvertement : En vérité, en vérité, je vous dis qu’un de vous me trahira. » « Un de vous », quant au nombre, mais non quant au mérite ; par l’apparence, mais non parla vertu ; quant à la société extérieure, mais non par les liens de l’esprit ; par la réunion des corps, mais non par l’union des cœurs : ce n’est donc pas un homme d’entre vous, mais un homme qui doit sortir d’avec vous. Car, autrement, comment pourrait être vrai ce qu’affirme ici le Seigneur en disant : L’un de vous, si nous devons admettre comme vrai ce que dit dans une de ses épîtres ce même Jean dont nous expliquons l’Évangile « Ils sont sortis d’avec nous, mais ils n’étaient pas d’avec nous ; car s’ils eussent été d’avec nous, assurément ils seraient restés avec nous [1] ? » Judas n’était donc pas un d’entre eux ; car s’il eût été un d’entre eux, il fût resté avec eux. Que signifient donc ces mots : « L’un de vous me trahira », sinon : il en sortira un d’entre vous qui me trahira ? Car l’Évangéliste qui nous dit en son épître : « S’ils eussent été d’avec nous, ils fussent restés avec nous », avait dit auparavant : « Ils sont sortis d’entre nous », et ainsi est-il vrai qu’ils sont d’avec nous et qu’ils ne sont pas d’avec nous. Dans un sens, « ils sont d’avec nous », et dans un autre, « ils ne sont pas d’avec nous » ; par la participation aux sacrements « ils sont d’avec nous » ; mais par les crimes qui leur sont propres, « ils ne sont pas d’avec nous ».
3. « Les Apôtres se regardaient les uns les a autres, ne sachant de qui il parlait » : ils avaient, sans doute, un tendre amour pour leur Maître ; mais la faiblesse humaine les portait à se soupçonner les uns les autres. Chacun d’eux connaissait sa conscience, mais celle des autres lui était inconnue ; et quoique chacun fût certain de lui-même, il était, pour tous les autres, un sui et de doute ; tandis que lui-même soupçonnait tous les autres à son tour.
4. Mais l’un d’eux, que Jésus aimait, « reposait sur le sein de Jésus ». Ce que l’Évangéliste a voulu dire par ces mots : « sur le sein », nous est expliqué plus loin ; car il y est dit : « sur la poitrine de Jésus ». C’était Jean, c’était celui-là même dont nous expliquons l’Évangile, ainsi qu’il le déclare plus bas [2] . Voici la coutume de ceux qui nous ont transmis les saintes lettres : lorsque, dans le récit de l’histoire sacrée, ils viennent à parler d’eux-mêmes, ils en parlent comme d’une autre personne ; et s’ils se donnent une place dans la suite de leur récit, ce n’est pas pour parler d’eux-mêmes, mais pour raconter les faits. C’est ainsi qu’agit Matthieu dans la suite de son Évangile. Pour parler de lui-même, il dit : « Jésus vit un publicain du nom de Matthieu, assis à son bureau, et lui dit : « Suis-moi[3] ». Il ne dit pas : Il me vit et il me dit. Ainsi en a usé le bienheureux Moïse tout ce qu’il raconte de lui-même, il le raconte comme s’il était question d’un autre. Il s’exprime en ces termes : « Le Seigneur dit à Moïse[4] ». L’apôtre Paul a fait de même, non dans une histoire qui renferme le récit des événements passés ; mais dans une lettre où cette manière est bien plus inusitée, et en parlant de lui-même, il dit : « Je sais un homme en Jésus-Christ, qui fut ravi, il y a quatorze ans, jusqu’au troisième ciel. (Si ce fut avec son corps, je ne le sais pas, Dieu le sait[5]. C’est pourquoi, lorsque notre bienheureux Évangéliste, au lieu de dire : J’étais couché sur le sein de Jésus, dit : « Un des disciples était couché » ; loin d’en être surpris, reconnaissons dans sa manière de parler la coutume des écrivains sacrés. La vérité ne perd rien de son exactitude, le fait est raconté tel qu’il est, et par cette façon de l’exprimer on évite toute vanité : l’Apôtre avait à raconter des choses qui étaient fort à son avantage.


5. Mais que signifient ces mots : « Le disciple que Jésus aimait ? » Est-ce qu’il n’aimait pas les autres ? Et même Jean ne nous a-t-il pas dit plus haut, en parlant d’eux « Il les aima jusqu’à la fin[6] ? » Et le Seigneur lui-même ne dit-il pas : a Nul ne peut avoir un«

  1. Jn. 11, 19
  2. Jn. 21, 20-24
  3. Mt. 9, 9
  4. Ex. 6, 1
  5. 2 Cor. 12, 2
  6. Jn. 13, 1