Page:Augustin - Œuvres complètes, éd. Raulx, tome XII.djvu/521

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disent-ils, le sage avis que donne Térence : « Si ce que tu veux est impossible, tâche de vouloir ce que tu peux (Andr., act. II, sc,. I, V, 5, 6) ». Excellent conseil, qui le nie ? Mais conseil donné à un malheureux, pour l’empêcher d’être malheureux. Quant à celui qui possède réellement le bonheur que tout le monde désire, il ne serait ni vrai ni juste de lui dire : Ce que tu veux est impossible. Car, s’il est heureux, tout ce qu’il veut est possible, puisqu’il ne veut rien d’impossible. Mais cette vie n’appartient pas à notre condition mortelle ; elle n’est possible qu’au sein de l’immortalité. Et si l’immortalité ne peut être le partage de l’homme, c’est en vain qu’il cherche le bonheur : car il n’y a pas de bonheur sans l’immortalité.

CHAPITRE VIII. POINT DE BONHEUR SANS L’IMMORTALITÉ.

11. Puisque tous les hommes désirent être heureux, si ce désir est sincère, ils veulent aussi être immortels : car sans cela ils ne pourraient être heureux. Du reste, quand on les interroge sur l’immortalité, ils répondent, comme pour le bonheur, qu’ils la désirent tous. Mais c’est en cette vie qu’on cherche, ou plutôt qu’on rêve un bonheur quelconque plus nominal que réel, tandis qu’on désespère de l’immortalité sans laquelle le vrai bonheur est impossible. En effet, comme nous l’avons dit et suffisamment prouvé plus haut, celui-là seul vit heureux qui vit comme il veut et ne veut rien de mauvais. Or, ce n’est pas vouloir une chose mauvaise que de vouloir l’immortalité, si, par la grâce de Dieu, l’âme humaine en est capable ; et si l’âme humaine n’en est pas capable, elle ne l’est pas non plus du bonheur. Car pour que l’homme vive heureux, il faut qu’il vive. Or, comment la vie continuera-t-elle à être heureuse chez celui qui meurt et que la Vie abandonne ? Mais quand la vie l’abandonne, ou c’est malgré lui, ou il y consent, ou i1 y est indifférent. Dans le premier cas, comment appeler heureuse une vie à laquelle on tient et dont on n’est pas maître ? Et si l’homme ne peut être heureux quand il désire sans posséder, à combien plus forte raison ne pourra-t-il l’être quand il se verra privé, non des honneurs, ou des biens, ou de tout autre objet, mais de la vie heureuse elle-même, puisque toute vie aura cessé pour lui ? Et quoiqu’il n’ait plus le sentiment de ses maux — car la vie heureuse ne cesse que parce que toute vie a disparu — il est cependant malheureux tant qu’il sent, parce qu’il sait qu’il perd malgré lui ce pourquoi il aime tout le reste et ce qu’il aime par-dessus tout le reste. La vie ne peut donc tout à la fois être heureuse et quitter quelqu’un malgré lui : car personne n’est heureux malgré lui. Par conséquent combien ne rend-elle pas plus malheureux l’homme qu’elle quitte malgré lui, elle qui le rendrait déjà malheureux si elle s’imposait à lui contre son gré ? Que s’il consent à la perdre, comment l’appellera-t-on heureuse, quand celui qui la possède désire la voir finir ? Reste le troisième cas, l’indifférence de l’homme heureux : c’est-à-dire l’hypothèse où, toute vie lui faisant défaut, la vie heureuse l’abandonne, sans qu’il le désire, sans qu’il s’y refuse, son cœur restant paisible et prêt à tout. Mais ce n’est pas encore là la vie heureuse, puisqu’elle mie mérite pas même l’amour de celui qu’elle rend heureux. Est-ce en effet une vie heureuse, celle que n’aime pas celui qui la possède ? Et comment aimerait-on une vie à la conservation ou à la perte de laquelle on est indifférent ? A moins que les vertus mêmes que nous aimons en vue du bonheur, n’aillent jusqu’à nous détourner de l’amour du bonheur. Dans ce cas, nous cessons de les aimer elles-mêmes, puisque nous n’aimons plus la seule chose, pour laquelle nous les aimions. Ensuite que deviendra cet axiome si senti, si réfléchi, si clair, si certain, que tous les hommes désirent être heureux, si ceux qui sont heureux ne tiennent pas à l’être ? Que s’ils y tiennent, comme la vérité le crie, comme l’exige impérieusement la nature eu qui le Créateur souverainement bon et immuablement heureux en a mis le besoin, si, dis-je ceux qui sont heureux veulent être heureux, évidemment ils ne veulent pas que leur bonheur s’use et périsse. Or, ils ne peuvent être heureux qu’en vivant ; ils ne veulent donc pas que leur vie cesse. Donc tous ceux qui sont heureux ou veulent l’être, désirent être immortels. Or on n’est pas heureux, si l’on n’a pas ce que l’on veut ; donc la vie ne peut absolument être heureuse, si elle n’est immortelle.