Page:Augustin - Œuvres complètes, éd. Raulx, tome XII.djvu/544

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image, mais la renouvelle en détruisant le vieil homme, la réforme quand elle était déformée, la rend heureuse de malheureuse qu’elle était. Eh bien ! qu’elle s’aime tellement que, dans l’alternative, elle aimerait mieux perdre tout ce qui est au-dessous d’elle que de périr elle-même, cependant en abandonnant Celui qui est au-dessus d’elle — pour qui seul elle pourrait conserver sa force afin de jouir de sa lumière, comme le chante le Psalmiste : « Je conserverai ma force pour vous (Ps., LVIII, 10 ) », et ailleurs : « Approchez-vous de lui, et vous serez éclairés (Ps., XXXIII, 6 ) » — en l’abandonnant, dis-je, elle est devenue si faible, si ténébreuse, que descendant au-dessous d’elle-même à des choses qui ne sont pas ce qu’elle est et auxquelles elle est supérieure, elle s’est misérablement prostituée à des amours qu’elle ne peut vaincre et à des erreurs dont elle ne sait plus se dégager. Ce qui fait que, pénitente par l’effet de la compassion divine, elle s’écrie par la voix du Psalmiste : « Ma force m’a abandonné et la lumière de mes yeux n’est plus avec moi (Ps., XXXVII, 11 ) ». 19. Cependant au milieu de ces tristes suites de l’infirmité et de l’erreur, elle n’a pu perdre ce que la nature lui a donné : la faculté de se souvenir, de se comprendre et de s’aimer. Voilà pourquoi le Psalmiste a pu dire ce que je citais plus haut : « Quoique l’homme marche en image, cependant il s’agite en vain ; il amasse des trésors et il ne sait qui les recueillera (Ps., XXXVIII, 7 ) ». Pourquoi en effet amasse-t-il des trésors, sinon parce que sa force l’a abandonné, cette force par qui il possédait Dieu et n’avait besoin de rien ? Et pourquoi ne sait-il pour qui il amasse, sinon parce que la lumière de ses yeux n’est plus avec lui ? C’est pourquoi il ne voit pas ce que dit la vérité : « Insensé, cette « nuit même on te redemandera ton âme, et ce que tu as amassé, à qui sera-t-il (Luc., XII, 20 ) ? »Cependant, comme cet homme marche encore en image, et comme son âme conserve toujours la mémoire, l’intelligence et l’amour de soi-même : si on lui disait qu’il ne peut tout garder et qu’on le mît dans l’alternative ou de perdre les trésors qu’il a amassés, ou de perdre son âme, serait-il donc assez fou pour ne pas préférer son âme à ses trésors ? Les trésors trop souvent corrompent l’âme ; mais l’âme que les trésors n’ont pas corrompue, vit plus facilement et plus librement sans trésors. Et peut-on posséder des trésors autrement que par l’âme ? Si l’enfant au berceau, quoique né au sein de l’opulence et maître de tout ce qui lui appartient de droit, ne possède rien parce que son âme est aux langes, comment quelqu’un privé de son âme pourra-t-il rien posséder ? Mais pourquoi parler de trésors que tout le monde, dans l’alternative, aimera mieux perdre que de perdre, son âme ? Il n’est personne qui les mette au dessus, personne même qui les estime à l’égal des yeux du corps, qui ne sont pas une propriété rare comme celle de l’or, mais en vertu desquels tout homme possède le ciel : car, par les yeux du corps, tout homme prend possession de tout ce qui lui fait plaisir à voir. Qui donc dans le cas où il ne pourrait garder les uns et les autres et serait obligé de perdre ses yeux ou ses trésors, ne sacrifierait ses trésors à ses yeux ? Et pourtant, s’il était placé dans la même alternative pour ses yeux et son âme, qui ne voit qu’il préférerait son âme à ses yeux ? L’âme sans les yeux est encore une âme humaine, et sans l’âme les yeux de la chair sont des yeux de bête. Or qui n’aimerait mieux être un homme privé de la vue, qu’un animal doté de la vue ? 20. Je dis tout ceci pour faire comprendre en peu de mots aux personnes les moins intelligentes qui pourraient lire ou entendre lire ces pages, combien l’âme s’aime elle-même, encore qu’elle soit faible et qu’elle s’égare à aimer et à poursuivre à tort ce qui est au-dessous d’elle. Or elle ne pourrait pas s’aimer si elle s’ignorait absolument, c’est-à-dire si elle ne se souvenait pas d’elle-même, et ne se comprenait pas ; et ce titre d’image de Dieu lui donne une telle puissance qu’elle peut s’attacher à Celui dont elle est l’image. Car tel est son rang, non dansl’espace local, mais dans la hiérarchie des natures, qu’elle n’a que Dieu au-dessus d’elle. Et quand elle lui est parfaitement unie, elle ne fait plus qu’un esprit avec lui, ainsi que l’atteste l’Apôtre, quand il dit : « Celui qui s’unit au Seigneur, est un seul esprit avec lui (Cor., VI, 17 ) ». En ce cas, elle s’élève jusqu’à participer à la nature, à la vérité et au bonheur de Dieu, sans que pour autant Dieu croisse en nature, en vérité et en bonheur. Quand donc elle sera heureusement unie à cette nature, elle vivra dans l’immutabilité, et tout ce qu’elle verra sera immuable pour elle.