Page:Augustin - Œuvres complètes, éd. Raulx, tome XII.djvu/560

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champs produisaient des fruits abondants, le Seigneur lui-même dit : « Or, il pensait en lui-même, disant (Luc, XII, 17) 18. Certaines pensées sont dans le langage du cœur, où du reste le Sauveur lui-même nous fait voir qu’il existe une bouche, quand il dit : « Ce n’est point ce qui entre dans la bouche, qui souille l’homme ; mais ce qui sort de la bouche, voilà ce qui souille l’homme ». Dans cette seule phrase il suppose deux bouches à l’homme, une dans le corps et l’autre dans le cœur. Car ce que les Juifs regardaient comme souillant l’homme, entre dans la bouche du corps ; tandis que d’après le Seigneur, ce qui souille l’homme sort de la bouche du cœur. Car il a lui-même expliqué le sens de ses paroles. En effet, un instant après, reprenant la question avec ses disciples, il leur dit : « Et vous aussi êtes-vous encore sans intelligence ? Ne comprenez-vous point que tout ce qui entre dans la bouche va au ventre et est rejeté en un lieu secret ? Voilà qui, s’applique indubitablement à la bouche du corps. Puis, parlant ensuite de la bouche du cœur, il ajoute : « Mais ce qui sort de la bouche vient du cœur, et voilà ce qui souille l’homme. Car du cœur viennent les mauvaises pensées, etc. (Matt., XV, 10, 20 ) » Quoi de plus clair que cette explication ? Cependant bien que nous disions que les pensées sont les paroles du cœur, il ne s’ensuit pas qu’elles ne soient pas aussi quand elles sont vraies, des visions formées des visions de la connaissance. En effet, au moment ou elles se forment au dehors par l’entremise du corps, la parole et la vision sont deux choses différentes ; mais quand nous pensons au dedans de nous, elles n’en font plus qu’une. C’est ainsi que l’audition et la vision sont deux sensations très-différentes dans les sens du corps ; mais dans l’âme, voir et entendre sont la même chose. Voilà pourquoi, tandis que au dehors le langage ne se voit pas, mais s’entend, l’Evangile nous dit que le Seigneur vit les paroles intérieures c’est-à-dire les pensées, mais non qu’il les entendit : « Ils dirent en eux-mêmes : Celui-ci blasphème » ; puis il ajoute : « Mais comme Jésus avait vu leurs pensées ». Il vit donc ce qu’ils avaient dit ; par sa pensée il avait vu leurs pensées qu’ils croyaient seuls voir. 19. Ainsi, celui qui peut comprendre la parole, non-seulement avant qu’elle résonne, mais avant même que la pensée se figure les images de ses sons — et c’est ce qui n’appartient à aucune des langues, de ces langues qu’on appelle humaines et dont notre langue latine fait partie — celui, dis-je, qui peut comprendre cela, peut déjà voir, à travers ce miroir et en cette énigme, quelque ressemblance de ce Verbe suprême dont il est dit : « Au commencement était le Verbe, et « le Verbe était en Dieu et le Verbe était Dieu (Jean, I, 1 ) ». Il est nécessaire en effet, quand nous disons la vérité, c’est-à-dire quand nous exprimons ce que nous savons, que la parole, tirant son origine de la science conservée dans la mémoire, soit absolument de même nature que la science même dont elle tire son origine. Car la pensée, formée de la chose que nous savons, est la parole que nous disons dans notre cœur : parole qui n’appartient ni au grec, ni au latin, ni à aucune autre langue. Mais comme il faut qu’elle parvienne à la connaissance de ceux à qui nous ’parlons, ou emploie quelque signe pour l’exprimer. Le plus souvent c’est un son, quelquefois un mouvement de tête, l’un parlant aux oreilles, l’autre aux yeux : et ces signes corporels sont les moyens de faire connaître aux sens du corps la parole que nous portons dans notre cœur. Car, qu’est-ce que faire un signe (innuere) sinon rendre en quelque façon la parole visible ? L’Ecriture nous offre encore là-dessus son témoignage. Nous lisons en effet dans l’Evangile selon saint Jean : « En vérité, en vérité, je vous le dis, un de vous me trahira. Les disciples donc se regardaient les uns les autres, incertains de qui il parlait. Or un des disciples, que Jésus aimait, reposait sur son sein. Simon Pierre lui fit donc signe et lui dit : Quel est celui dont il parle (Id., XIII, 21, 24 ) ? » Pierre exprime par signe, ce qu’il n’osait dire en parole. Ces signes corporels et autres de ce genre s’adressent aux oreilles ou aux yeux de ceux à qui nous parlons et qui sont présents, mais les lettres ont été inventées pour pouvoir converser avec les absents, et elles sont les signes des mots, tandis que les mots eux-mêmes qui sortent de notre bouche sont les signes des choses que nous pensons.