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LIVRE I. — LES GOTHS À ROME.


qui se conduit aujourd’hui comme il le devrait à l’égard de ces méchants dont l’orgueil, l’avarice, les débauches et les impiétés, ont décidé Dieu à répandre la désolation sur la terre, ainsi qu’il en menace les hommes par la bouche de ses prophètes[1] ? En effet, il arrive souvent que, par une dangereuse dissimulation, nous feignons de ne pas voir leurs fautes, pour n’être point obligés de les instruire, de les avertir, de les reprendre et quelquefois même de les corriger, et cela, soit parce que notre paresse ne veut pas s’en donner le soin, soit parce que nous n’avons pas le courage de leur rompre en visière, soit enfin parce que nous craignons de les offenser et par suite de compromettre des biens temporels que notre convoitise veut acquérir ou que notre faiblesse a peur de perdre. Et de la sorte bien que les gens honnêtes aient en horreur la vie des méchants, et qu’à cause de cela ils ne tombent pas dans la damnation réservée aux pécheurs après cette vie ; toutefois, de cela seul qu’ils se sont montrés indulgents pour les vices damnables dont les méchants sont souillés, par la seule crainte de perdre des biens passagers, c’est justement qu’ils sont châtiés avec eux dans le temps, sans être punis comme eux dans l’éternité ; c’est justement qu’ils sentent l’amertume de la vie, pour en avoir trop aimé la douceur et s’être montrés trop doux envers les méchants.

Je ne blâme pourtant pas la conduite de ceux qui ne reprennent pas et ne corrigent pas les pécheurs, parce qu’ils attendent une occasion plus favorable, ou parce qu’ils craignent, soit de les rendre pires, soit de les porter à mettre obstacle à la bonne éducation des faibles et aux progrès de la foi ; car alors c’est plutôt l’effet d’une charité prudente que d’un calcul intéressé. Mais le mal est que ceux qui vivent tout autrement que les impies et qui abhorrent leur conduite, leur sont indulgents au lieu de leur être sévères, de peur de s’en faire des ennemis et d’en être traversés dans la possession de biens fort légitimes, il est vrai, mais auxquels devraient être moins attachés des chrétiens, voyageurs en ce monde et qui font profession de regarder le ciel comme leur patrie. Je ne parle pas seulement de ces personnes naturellement plus faibles, qui sont engagées dans le mariage, ont des enfants ou veulent en avoir, et possèdent des maisons et des serviteurs, de toutes celles enfin à qui l’Apôtre s’adresse, quand il donne des préceptes sur la manière dont les femmes doivent vivre avec leurs maris et les maris avec leurs femmes, sur les devoirs mutuels des pères et des enfants, des maîtres et des serviteurs[2] ; ces personnes, dis-je, ne sont pas les seules qui soient très-aises d’acquérir plusieurs biens temporels et très-fâchées de les perdre, et qui n’osent par cette raison choquer des hommes dont elles détestent les mœurs ; je parle aussi de celles qui font profession d’une vie plus parfaite, qui ne sont point engagées dans le mariage et se contentent de peu pour leur subsistance ; je dis que celles-là même ne peuvent souvent se résoudre à reprendre les méchants, parce qu’elles craignent de hasarder contre eux leur réputation et leur vie, et redoutent leurs embûches et leurs violences. Et quoique cette crainte et les menaces mêmes des impies n’aillent pas jusqu’à décider ces personnes timides à imiter leurs exemples, c’est cependant une chose déplorable qu’elles n’aient point le courage, en présence de désordres dont la complicité leur ferait horreur, de les frapper d’un blâme qui serait pour plusieurs une correction salutaire. Pourquoi cette réserve ? est-ce afin de conserver leur considération et leur vie pour l’utilité du prochain ? Non, c’est par amour pour leur considération même et pour leur vie ; c’est par cette complaisance dans les paroles flatteuses et dans les opinions du jour, qui fait redouter le jugement du vulgaire, les tourments et la mort de la chair ; en un mot, c’est l’esclavage de l’intérêt personnel qu’on subit, au lieu de s’affranchir par la charité.

Voilà donc, ce me semble, une raison d’assez grand poids pour que les bons soient châtiés avec les méchants, lorsqu’il plaît à Dieu de punir par de simples maux temporels les mœurs corrompues des pécheurs. Ils sont châtiés ensemble, non pour mener avec eux une mauvaise vie, mais pour être comme eux, moins qu’eux cependant, attachés à la vie, à cette vie temporelle que les bons devraient mépriser, afin d’entraîner sur leurs pas les méchants blâmés et corrigés au séjour de la vie éternelle. Perd-on l’espoir de s’en faire ainsi des compagnons ? qu’on se résigne alors à les avoir pour ennemis et à les aimer comme tels ; car, tant qu’ils vivent, on ne peut savoir

  1. Isa. XXIV et ailleurs.
  2. Colos. III, 18-22.