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LA CITÉ DE DIEU.

nous sont soumises ; car de ce mot dérivent agriculteurs, colons et autres. De même, les païens n’appellent leurs dieux cœlicoles qu’à titre de colons du ciel, ce qui ne veut pas dire qu’on les assimile à cette espèce de colons qui sont attachés au sol natal pour le cultiver sous leurs maîtres ; le mot colon est pris ici au sens où l’a employé un des maîtres de la langue latine dans ce vers :

« Il était une antique cité habitée par des colons tyriens[1] ».


C’est dans le même sens qu’on appelle colonies les États fondés par ces essaims de peuples qui sortent d’un État plus grand. En somme, il est très-vrai que le mot culte, pris dans un sens propre et précis, ne se rapporte qu’à Dieu seul ; mais comme on lui donne encore d’autres acceptions, il s’ensuit que le culte exclusivement dû à Dieu ne peut en notre langue s’exprimer d’un seul mot.

Le mot de religion semblerait désigner plus distinctement, non toute sorte de culte, mais le culte de Dieu, et c’est pour cela qu’on s’en est servi pour rendre le mot grec θρησϰεία (thrêskeia). Toutefois, comme l’usage de notre langue fait dire aux savants aussi bien qu’aux ignorants, qu’il faut garder la religion de la famille, la religion des affections et des relations sociales, il est clair qu’en appliquant ce mot au culte de la déité, on n’évite pas l’équivoque ; et dire que la religion n’est autre chose que le culte de Dieu, ce serait retrancher par une innovation téméraire l’acception reçue, qui comprend dans la religion le respect des liens du sang et de la société humaine[2]. Il en est de même du mot piété, en grec εὐσέβεια. Il désigne proprement le culte de Dieu[3] ; et cependant on dit aussi la piété envers les parents, et le peuple s’en sert même pour marquer les œuvres de miséricorde, usage qui me paraît venir de ce que Dieu recommande particulièrement ces œuvres et les égale ou même les préfère aux sacrifices. De là vient qu’on donne à Dieu même le titre de pieux[4]. Toutefois les Grecs ne se servent pas du mot εὐσέβεῖν dans ce sens, et c’est pourquoi, en certains passages de l’Écriture, afin de marquer plus fortement la distinction, ils ont préféré au mot εὐσέβεια, qui désigne le culte en général, le mot θεοσέβεια qui exprime exclusivement le culte de Dieu. Quant à nous, il nous est impossible de rendre par un seul mot l’une ou l’autre de ces deux idées. Nous disons donc que ce culte, que les Grecs appellent λαθρεία, et nous service, mais service exclusivement voué à Dieu, ce culte que les Grecs appellent aussi θρησϰεία, et nous religion, mais religion qui nous attache à Dieu seul, ce culte enfin que les Grecs appellent d’un seul mot, θεοσέβεια, et nous en trois mots, culte de Dieu, ce culte n’appartient qu’à Dieu seul, au vrai Dieu qui transforme en dieux ses serviteurs[5]. Cela posé, il suit, de deux choses l’une : que si les esprits bienheureux et immortels qui habitent les demeures célestes ne nous aiment pas et ne veulent pas notre bonheur, nous ne devons pas les honorer, et si, au contraire, ils nous aiment et veulent notre bonheur, ils ne peuvent nous vouloir heureux que comme ils le sont eux-mêmes ; car comment notre béatitude aurait-elle une autre source que la leur ?

CHAPITRE II.
SENTIMENT DE PLOTIN SUR L’ILLUMINATION D’EN HAUT.

Mais nous n’avons sur ce point aucun sujet de contestation avec les illustres philosophes de l’école platonicienne. Ils ont vu, ils ont écrit de mille manières dans leurs ouvrages, que le principe de notre félicité est aussi celui de la félicité des esprits célestes, savoir cette lumière intelligible, qui est Dieu pour ces esprits, qui est autre chose qu’eux, qui les illumine, les fait briller de ses rayons, et, par cette communication d’elle-même, les rend heureux et parfaits. Plotin, commentant Platon, dit nettement et à plusieurs reprises, que cette âme même dont ces philosophes font l’âme du monde, n’a pas un autre principe de félicité que la nôtre, et ce principe est une lumière supérieure à l’âme, par qui elle a été créée, qui l’illumine et la fait briller de la splendeur de l’intelligible. Pour faire comprendre ces choses de l’ordre spirituel, il emprunte une comparaison aux corps célestes. Dieu est le soleil, et l’âme, la lune ; car c’est du soleil, suivant eux, que la lune tire sa clarté. Ce grand platonicien pense donc que l’âme raisonnable, ou plutôt l’âme intellectuelle (car sous ce nom il comprend aussi les âmes des bienheureux immortels dont il n’hésite pas à reconnaître l’existence et qu’il

  1. Virgile, Énéide, livre I, vers 12.
  2. Voyez Cicéron, Pro Rosc. Amer., cap. 24.
  3. Voyez Sophocle, Philoct., vers 1440-1444.
  4. II Par., XXX, 9 ; Eccli. II, 13 ; Judith, VII, 20.
  5. Ps. LXXXI, 6 ; Jean, X, 34, 35.