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LIVRE I. — LES GOTHS À ROME.


bonheur dans le sentiment de sa vertu[1] ? Que l’on se mette alors à la recherche de cette vertu véritable qui seule peut rendre un État heureux. Car le bonheur d’un État et celui d’un individu viennent de la même source, un État n’étant qu’un assemblage d’individus vivant dans un certain accord. Au surplus, je ne discute pas encore la vertu de Régulus ; qu’il me suffise, par l’exemple mémorable d’un homme qui aime mieux renoncer à la vie que d’offenser les dieux, d’avoir forcé mes adversaires de convenir que la conservation des biens corporels et de tous les avantages extérieurs de la vie n’est pas le véritable objet de la religion. Mais que peut-on attendre d’esprits aveuglés qui se glorifient d’un semblable citoyen et qui craignent d’avoir un État qui lui ressemble ? S’ils ne le craignent pas, qu’ils avouent donc que le malheur de Régulus a pu arriver à une ville aussi fidèle que lui au culte des dieux, et qu’ils cessent de calomnier le christianisme. Mais puisque nous avons soulevé ces questions au sujet des chrétiens emmenés en captivité, je dirai à ces hommes qui sans pudeur et sans prudence prodiguent l’insulte à notre sainte religion : Que l’exemple de Régulus vous confonde ! Car si ce n’est point une chose honteuse à vos dieux qu’un de leurs plus fervents admirateurs, pour garder la foi du serment, ait dû renoncer à sa patrie terrestre, sans espoir d’en trouver une autre, et mourir lentement dans les tortures d’un supplice inouï, de quel droit viendrait-on tourner à la honte du nom chrétien la captivité de nos fidèles, qui, l’œil fixé sur la céleste patrie, se savent étrangers jusque dans leurs propres foyers[2].

CHAPITRE XVI.
LE VIOL SUBI PAR LES VIERGES CHRÉTIENNES DANS LA CAPTIVITÉ, SANS QUE LEUR VOLONTÉ Y FUT POUR RIEN, A-T-IL PU SOUILLER LA VERTU DE LEUR ÂME ?

On s’imagine couvrir les chrétiens de honte, quand pour rendre plus horrible le tableau de leur captivité, on nous montre les barbares violant les femmes, les filles et même les vierges consacrées à Dieu[3]. Mais ni la foi, ni la piété, ni la chasteté, comme vertu, ne sont ici le moins du monde intéressées ; le seul embarras que nous éprouvions, c’est de mettre d’accord avec la raison ce sentiment qu’on nomme pudeur. Aussi, ce que nous dirons sur ce sujet aura moins pour but de répondre à nos adversaires que de consoler des cœurs amis. Posons d’abord ce principe inébranlable que la vertu qui fait la bonne vie a pour siège l’âme, d’où elle commande aux organes corporels, et que le corps tire sa sainteté du secours qu’il prête à une volonté sainte. Tant que cette volonté ne faiblit pas, tout ce qui arrive au corps par le fait d’une volonté étrangère, sans qu’on puisse l’éviter autrement que par un péché, tout cela n’altère en rien notre innocence. Mais, dira-t-on, outre les traitements douloureux que peut souffrir le corps, il est des violences d’une autre nature, celles que le libertinage fait accomplir. Si une chasteté ferme et sûre d’elle-même en sort triomphante, la pudeur en souffre cependant, et on a lieu de craindre qu’un outrage qui ne peut être subi sans quelque plaisir de la chair ne se soit pas consommé sans quelque adhésion de la volonté.

CHAPITRE XVII.
DU SUICIDE PAR CRAINTE DU CHÂTIMENT ET DU DÉSHONNEUR.

S’il est quelques-unes de ces vierges qu’un tel scrupule ait portées à se donner la mort, quel homme ayant un cœur leur refuserait le pardon ? Quant à celles qui n’ont pas voulu se tuer, de peur de devenir criminelles en épargnant un crime à leurs ravisseurs, quiconque les croira coupables ne sera-t-il pas coupable lui-même de folle légèreté ? S’il n’est pas permis, en effet, de tuer un homme, même criminel, de son autorité privée, parce qu’aucune loi n’y autorise, il s’ensuit que celui qui se tue est homicide ; d’autant plus coupable en cela qu’il est d’ailleurs plus innocent du motif qui le porte à s’ôter la vie. Pourquoi détestons-nous le suicide de Judas ? Pourquoi la Vérité elle-même a-t-elle déclaré[4] qu’en se pendant il a plutôt accru qu’expié le crime de son infâme trahison ? C’est qu’en désespérant de la miséricorde de Dieu, il s’est fermé la voie à un repentir salutaire[5]. À combien plus forte raison faut-il donc rejeter la tentation du suicide

  1. C’est, en effet, ce que soutient Sénèque, en bon stoïcien, de Prov., cap. 3, et Epist. LXVII.
  2. I Petr. II, 11.
  3. Sur cette même question, voyez saint Jérôme, Epist. III, ad Heliod. ; Epist. VIII, ad Demetriadem.
  4. Act. I.
  5. Matth. XXVIII, 3.