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LE RÉGIME CENSITAIRE

ces ouvriers qui avaient, dans la rue, fait reculer les troupes du roi, ces paysans victorieux de la féodalité, tant de Français armés ?

C’est cependant ce que fit l’Assemblée constituante.

Mais ce n’est plus là une de ces réformes où les patriotes sont unanimes, et qui semblent le résultat de la force des choses.

L’établissement du régime censitaire n’eut lieu qu’après des débats compliqués et tumultueux, et amena une scission parmi les hommes de la Révolution. Il y a désormais un parti démocratique et un parti bourgeois, innomés encore et à demi inconscients, et c’est dans le premier que se recruteront les éléments du futur parti républicain.

Tâchons d’élucider ce fait, assez mal connu, de l’établissement du régime censitaire, de l’organisation politique de la classe bourgeoise.

Dans le rapport fait par Mounier, au nom du Comité de Constitution, le 9 juillet 1789, il n’y avait rien sur le régime censitaire, ou presque rien : une vague protestation contre l’idée de « placer l’autorité arbitraire dans la multitude ». C’est peut-être que la bourgeoisie avait alors besoin de la « multitude » pour renverser le despotisme royal.

Après la prise de la Bastille, quand la bourgeoisie eut vaincu ce despotisme par le concours du peuple, quand elle crut pouvoir désormais se passer de ce concours, l’idée d’éliminer de la vie politique la partie la plus pauvre du peuple se fit jour, et, les 20 et 21 juillet 1789, Siéyès lut au Comité de la Constitution un travail intitulé : Préliminaires de la Constitution, reconnaissance et exposition raisonnée des droits de l’homme et du citoyen[1], où il distinguait les droits naturels et civils, qu’il appelait droits passifs, des droits politiques, qu’il appelait droits actifs. Il disait : « Tous les habitants d’un pays doivent y jouir des droits de citoyen passif ; tous ont droit à la protection de leur personne, de leur propriété, de leur liberté, etc., mais tous n’ont pas droit à prendre une part active dans la formation des pouvoirs publics ; tous ne sont pas citoyens actifs. Les femmes, du moins dans l’état actuel, les enfants, les étrangers, ceux encore qui ne contribueraient en rien à soutenir l’établissement public, ne doivent pas influer activement sur la chose publique. Tous peuvent jouir des avantages de la société ; mais ceux-là seuls qui contribuent à l’établissement public sont comme les vrais actionnaires de la grande entreprise sociale. Eux seuls sont les véritables citoyens actifs, les véritables membres de l’association. » À quoi reconnaissait-il « ces vrais actionnaires » ? Il ne le disait pas, il ne parlait pas formellement de condition censitaire. Mais on voyait clairement où il voulait en venir. Et il avait beau s’écrier : « L’égalité des droits politiques est un principe fondamental, elle est sacrée, etc. », il était clair qu’il entendait seulement par là que tous les citoyens actifs devaient avoir les mêmes droits politiques. En tout cas, c’est lui qui,

  1. Paris, Baudouin, 1789, in-8 de 32 p. (Relié dans le Procès-verbal, t. II.)