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GRACIEUSE ET PERCINET

Imitez pour le moins les tigres et les ours,
Qui se laissent dompter aux plus petits Amours
Des plus fiers animaux le naturel sauvage
S’adoucit aux plaisirs où l’amour les engage :
Tous parlent de l’amour et s’en laissent charmer ;
Vous seule êtes farouche et refusez d’aimer.


Elle rougit de s’être ainsi entendue nommer devant la reine et les princesses : elle dit à Percinet qu’elle avait quelque peine que tout le monde entrât dans leurs secrets. Je me souviens là-dessus d’une maxime, continua-t-elle, qui m’agrée fort :  

Ne faites point de confidence,
Et soyez sûr que le silence
A pour moi des charmes puissants.
Le monde a d’étranges maximes ;
Les plaisirs les plus innocents
Passent quelquefois pour des crimes.


Il lui demanda pardon d’avoir fait une chose qui lui avait déplu. L’opéra finit, et la reine l’envoya conduire dans son appartement par les deux princesses. Il n’a jamais été rien de plus magnifique que les meubles, ni de si galant que le lit et la chambre où elle devait coucher. Elle fut servie par vingt-quatre filles vêtues en nymphes ; la plus vieille avait dix-huit ans, et chacune paraissait un miracle de beauté. Quand on l’eut mise au lit, on commença une musique ravissante pour l’endormir ; mais elle était si surprise qu’elle ne pouvait fermer les yeux. « Tout ce que j’ai vu, disait-elle, sont des enchantements. Qu’un prince si aimable et si habile est à redouter ! Je ne peux m’éloigner trop tôt de ces lieux. » Cet éloignement lui faisait beaucoup de peine : quitter un palais si magnifique pour se mettre entre les mains de la barbare Grognon, la différence était grande ; on hésiterait à moins : d’ailleurs, elle trouvait Percinet si engageant, qu’elle ne voulait pas demeurer dans un palais dont il était le maître.

Lorsqu’elle fut levée, on lui présenta des robes de toutes les couleurs, des garnitures de pierreries de toutes les manières, des dentelles, des rubans, des gants et des bas de soie, tout cela d’un goût merveilleux : rien n’y manquait. On lui mit une toilette d’or ciselé : elle n’avait jamais été si bien parée et n’avait jamais paru si belle. Percinet entra dans sa chambre, vêtu d’un drap d’or et vert (car le vert était sa couleur, parce que Gracieuse l’aimait). Tout ce qu’on nous vante de mieux fait et de plus aimable, n’approchait pas de ce jeune prince. Gracieuse lui dit qu’elle n’avait pu dormir, que le souvenir de ses malheurs la tourmentait, et qu’elle ne savait s’empêcher d’en appréhender les suites. « Qu’est-ce qui peut vous alarmer, madame ? lui dit-il. Vous êtes souveraine ici, vous y êtes adorée ; voudriez-vous m’abandonner pour votre plus cruelle ennemie ? — Si j’étais la maîtresse de ma destinée, lui dit-elle, le parti que vous me proposez serait celui que j’accepterais : mais je suis comptable de mes actions au roi mon père ; il vaut mieux souffrir que manquer à mon devoir. » Percinet lui dit tout ce qu’il put au monde pour la persuader de l’épouser, elle n’y voulut point consentir ; et ce fut presque malgré elle qu’il la retint huit jours, pendant lesquels il imagina mille nouveaux plaisirs pour la divertir.

Elle disait souvent au prince : « Je voudrais bien savoir ce qui se passe à la Cour de Grognon, et comment elle s’est expliquée de la pièce qu’elle m’a faite. » Percinet lui dit qu’il y enverrait son écuyer, qui était homme d’esprit. Elle répliqua qu’elle était persuadée qu’il n’avait besoin de personne pour être informé de ce qui se passait, et qu’ainsi il pouvait le lui dire. « Venez donc avec nui, lui dit-il, dans la grande tour, et vous verrez vous-même. » Là-dessus il la mena au haut d’une tour prodigieusement haute, qui était toute de cristal de roche comme le reste du château : il lui dit de mettre son pied sur le sien, et son petit doigt dans sa bouche ; puis de regarder du côté de la ville. Elle aperçut aussitôt que la vilaine Grognon était avec le roi et qu’elle lui disait : « Cette misérable princesse s’est pendue dans la cave : je viens de la voir, elle fait horreur ; il faut vitement l’enterrer, et vous consoler d’une si petite perte. » Le roi se mit à pleurer la mort de sa fille ; Grognon, lui tournant le dos, se retira dans sa chambre et fit prendre une bûche que l’on ajusta de cornettes et bien enveloppée on la mit dans le cercueil, puis par l’ordre du roi on lui fit un grand enterrement, où tout le monde assista en pleurant et maudissant la marâtre qu’ils accusaient de cette mort. Chacun prit le grand deuil : elle entendait les regrets qu’on faisait de sa perte ; qu’on disait tout bas : « Quel dommage, que cette jeune et belle princesse soit périe par les cruautés d’une si mauvaise créature ! Il faudrait la hacher et en faire un pâté. » Le roi ne pouvait ni boire ni manger, il pleurait de tout son cœur.

Gracieuse voyant son père si affligé : « Ah ! Percinet, dit-elle, je ne puis souffrir que mon père me croie plus longtemps morte ; si vous m’aimez, ramenez-moi. » Quelque chose qu’il pût lui dire, il fallut obéir, quoique avec une répugnance extrême : « Ma princesse, lui disait-il, vous regretterez plus d’une fois le palais de féerie : car pour moi, je n’ose croire que vous me regrettiez, vous m’êtes plus inhumaine que Grognon ne vous l’est. » Quoi qu’il sût lui dire, elle s’entêta de partir ; elle prit congé de la mère et des sœurs du prince. Il monta avec elle dans le traîneau, les cerfs se mirent à courir ; et comme elle sortait du palais, elle entendit un grand bruit : elle regarda derrière elle, c’était tout l’édifice qui tombait en mille morceaux. « Que vois-je ! s’écria-t-elle, il n’y a plus ici de palais ! — Non, lui répliqua Percinet, mon palais sera parmi les morts : vous n’y entrerez qu’après votre enterrement. — Vous êtes en colère, lui dit Gracieuse, en essayant de le radoucir ; mais au fond, ne suis-je pas plus à plaindre que vous ? »