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LA BICHE AU BOIS.

cuter son dessein, craignant que le roi ou le prince ne vinssent au-devant d’elle, et qu’il ne fût plus temps ; de sorte qu’environ l’heure de midi, où le soleil darde ses rayons avec force, elle coupa tout d’un coup l’impériale du carrosse où elles étaient renfermées, avec un grand couteau fait exprès qu’elle avait apporté. Alors pour la première fois la princesse Désirée vit le jour. À peine l’eut-elle regardé et poussé un profond soupir, qu’elle se précipita du carrosse sous la forme d’une biche blanche, et se mit à courir jusqu’à la forêt prochaine, où elle s’enfonça dans un lieu sombre, pour y regretter, sans témoins, la charmante figure qu’elle venait de perdre.

La fée de la Fontaine, qui conduisait cette étrange aventure, voyant que tous ceux qui accompagnaient la princesse se mettaient en devoir, les uns de la suivre et les autres d’aller à la ville, pour avertir le prince Guerrier du malheur qui venait d’arriver, sembla aussitôt bouleverser la nature ; les éclairs et le tonnerre effrayèrent les plus assurés, et par son merveilleux savoir, elle transporta tous ces gens fort loin, afin de les éloigner du lieu où leur présence lui déplaisait.

Il ne resta que la dame d’honneur, Longue-Épine et Giroflée. Celle-ci courut après sa maîtresse, faisant retentir les bois et les rochers de son nom et de ses plaintes. Les deux autres, ravies d’être en liberté, ne perdirent pas un moment à faire ce qu’elles avaient projeté. Longue-Épine mit les plus riches habits de Désirée. Le manteau royal qui avait été fait pour ses noces était d’une richesse sans pareille, et la couronne avait des diamants deux ou trois fois gros comme le poing ; son sceptre était d’un seul rubis ; le globe qu’elle tenait dans l’autre main, d’une perle plus grosse que la tête. Cela était rare et très lourd à porter ; mais il fallait persuader qu’elle était la princesse, et ne rien négliger de tous les ornements royaux.

En cet équipage, Longue-Épine suivie de sa mère qui portait la queue de son manteau, s’achemina vers la ville. Cette fausse princesse marchait gravement, elle ne doutait pas que l’on ne vînt les recevoir ; et en effet elles n’étaient guère avancées quand elles aperçurent un gros de cavalerie, et, au milieu, deux litières brillantes d’or et de pierreries, portées par des mulets ornés de longs panaches de plumes vertes (c’était la couleur favorite de la princesse). Le roi, qui était dans l’une, et le prince malade dans l’autre, ne savaient que juger de ces dames qui venaient à eux. Les plus empressés galopèrent vers elles, et jugèrent par la magnificence de leurs habits qu’elles devaient être des personnes de distinction. Ils mirent pied à terre et les abordèrent respectueusement. « Obligez-moi de m’apprendre, leur dit Longue-Épine, qui est dans ces litières ? — Mesdames, répliquèrent-ils, c’est le roi et le prince son fils, qui viennent au-devant de la princesse Désirée. — Allez, je vous prie, leur dire, continua-t-elle, que la voici. Une fée jalouse de mon bonheur a dispersé tous ceux qui m’accompagnaient, par une centaine de coups de tonnerre, d’éclairs et de prodiges surprenants ; mais voici ma dame d’honneur, qui est chargée des lettres du roi mon père et de mes pierreries. »

Aussitôt ces cavaliers lui baisèrent le bas de sa robe, et furent en diligence annoncer au roi que la princesse approchait. « Comment ! s’écria-t-il, elle vient à pied en plein jour ! » Ils lui racontèrent ce qu’elle leur avait dit. Le prince, brûlant d’impatience, les appela, et sans leur faire aucune question : « Avouez, leur dit-il, que c’est un prodige de beauté, un miracle, une princesse toute accomplie. » Ils ne répondirent rien, et surprirent le prince : « Pour avoir trop à louer, continua-t-il, vous aimez mieux vous taire. — Seigneur, vous l’allez voir, lui dit le plus hardi d’entre eux ; apparemment que la fatigue du voyage l’a changée. » Le prince demeura surpris ; s’il avait été moins faible, il se serait précipité de la litière, pour satisfaire son impatience et sa curiosité. Le roi descendit de la sienne, et s’avançant avec toute la cour, il joignit la fausse princesse ; mais aussitôt qu’il eut jeté les yeux sur elle, il poussa un grand cri ; et reculant de quelques pas : « Que vois-je ? dit-il. Quelle perfidie ! — Sire, dit la dame d’honneur en s’avançant hardiment, voici la princesse Désirée avec les lettres du roi et de la reine ; je remets aussi entre vos mains la cassette de pierreries dont ils me chargèrent en partant. »

Le roi gardait à tout cela un morne silence, et le prince, s’appuyant sur Becafigue, s’approcha de Longue-Épine. Ô dieux ! que devint-il après avoir considéré cette fille, dont la taille extraordinaire faisait peur ! Elle était si grande, que les habits de la princesse lui couvraient à peine les genoux ; sa maigreur affreuse ; son nez, plus crochu que celui d’un perroquet, brillait d’un rouge luisant ; il n’a jamais été des dents plus noires et plus mal rangées. Enfin elle était aussi laide que Désirée était belle.

Le prince, qui n’était occupé que de la charmante idée de sa princesse, demeura transi et comme immobile à la vue de celle-ci ; il n’avait pas la force de proférer une parole, il la regardait avec étonnement, et s’adressant ensuite au roi : « Je suis trahi, lui dit-il ; ce merveilleux portrait sur lequel j’engageai ma liberté n’a rien de la personne qu’on nous envoie. L’on a cherché à nous tromper ; l’on y a réussi, il m’en coûtera la vie. — Comment l’entendez-vous, seigneur ? dit Longue-Épine ; l’on a cherché à vous tromper ? Sachez que vous ne le serez jamais en m’épousant. » Son effronterie et sa fierté n’avaient pas d’exemples. La dame d’honneur renchérissait encore par dessus : « Ah ! ma belle princesse, s’écriait-elle, où sommes-nous venues ? Est-ce ainsi que l’on reçoit une personne de votre rang ? Quelle inconstance ! quel procédé ! Le roi votre père en saura bien tirer raison. — C’est nous qui nous la ferons faire, répliqua le roi ; il nous avait promis une belle princesse, il nous envoie un sque-