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LE CORPS ET L’ÂME


Air :


Un vieillard mourait, et son âme
Partait pour retourner aux cieux.
Le corps la retient et réclame
Un instant de derniers adieux.
Sur sa paille, il s’écrie : Arrête !
Songe qu’à toi Dieu m’a donné.
Pourquoi fuir comme une lorette
Fuit l’amant qu’elle a ruiné ?

Morts embaumés dans votre bière,
À vous clergé, croix et bannière.
        Pauvre corps sans linceul,
                    Va-t’en seul !

bis.


Quoi ! dit l’âme, abjecte dépouille,
Tu veux retarder mon départ !
Habit dont le contact me souille,
Au néant va rendre sa part.
Dieu me rappelle à sa lumière :
Déjà s’endorment tes douleurs.
Qu’importe après que ta poussière
Féconde épis, arbres ou fleurs !
Morts embaumés dans votre bière,
À vous clergé, croix et bannière.
        Pauvre corps sans linceul,
                    Va-t’en seul !

— Ingrate ! Je suis loin de croire
Qu’à toi mes sens aient tout appris.
Mais de mes soins garde mémoire :
Ils datent de nos premiers cris.
Quand rien, regard, geste, parole,
Au berceau ne te révélait,
Qui se fit ton maître d’école ?
Mon instinct, ton frère de lait.
Morts embaumés dans votre bière,
À vous clergé, croix et bannière.
        Pauvre corps sans linceul,
                    Va-t’en seul !

Vint notre jeunesse fleurie.
Tu te mirais dans ma beauté,
Et prodiguais par braverie
Ma force et mon agilité.
Qu’alors je souffris de sévices !
Car tes folles émotions
De mes besoins faisaient des vices,
De mes penchants des passions.
Morts embaumés dans votre bière,
À vous clergé, croix et bannière.
        Pauvre corps sans linceul,
                    Va-t’en seul !

Du jeu voulant solder les dettes,
Et du ciel niant la bonté,
Dans la Seine un soir tu me jettes :
Lâche abus de l’autorité.
Mais de raison le flot te prive ;
Nature me rend tout pouvoir.
Je nage, aborde, et sur la rive
Je change en pleurs ton désespoir.