Page:Bainville - Heur et Malheur des Français.djvu/280

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ménage avec la ploutocratie, véritable reine, au dire d’Anatole France, de ce système de gouvernement. La France était comme une vaste société d’assurances mutuelles qui n’oubliait qu’une chose : c’était de garantir les vies et les biens contre les risques de la guerre et de l’invasion.

Mais pourquoi prévoir la guerre ? On ne l’aurait que si on la voulait et il était certain que la France ne la voulait pas. Et puis, il y avait la Russie, la vaste Russie avec ses millions de soldats, qui tiendrait l’Allemagne en respect, et qui, au cas où il faudrait tirer l’épée, jetterait dans la balance l’immensité de ses forces. Jamais on n’aura vu plus fausse sécurité. A cet égard, les vingt-cinq années de l’alliance russe forment un chapitre, peut-être le plus étrange, de l’histoire politique et sentimentale de la démocratie française.

Lorsqu’au mois de décembre 1917, par de sombres jours d’hiver et de neige, les soldats français eurent appris, dans leurs tranchées, que la Russie de la révolution avait conclu un armistice avec l’ennemi et qu’en pleine bataille elle trahissait ses alliés, ce jour-là, les aînés, les territoriaux, purent se souvenir. Reparurent-elles à leur mémoire, ces journées d’automne parisien où l’amiral Avellan, ses officiers et ses marins avaient parcouru la ville délirante ? Des flots d’une mer humaine, jaillissait le cri de l’enthousiasme et de la confiance, ce « Vive la Russie », qui avait remplacé le « Vive la Pologne » des temps anciens. C’était l’expression ardente et naïve d’un sentiment de gratitude pour ces frères lointains, inespérés, qui, les premiers, depuis nos désastres, voulaient bien nous tendre la main. Leur tsar n’était plus le tyran, le « vampire » du romantisme révolutionnaire. Le mythe avait changé. L’autocrate du Nord devenait une sorte de divinité tutélaire, l’ange gardien de la France. Longtemps encore, sous le chaume de nos campagnes, on trouvera son image, comme une icone, épinglée à l’humble mur.

Et il était vrai que, du côté russe, l’alliance était l’œuvre d’une dynastie, une conception d’empereur, d’aristocrates et de diplomates. En vue de l’équilibre, idée abstraite et savante, ils avaient conclu avec la France un mariage de raison, et la France avait cru faire avec tout un peuple un mariage d’amour. Dans cette illusion, elle en passait par tous les caprices du