Page:Bainville - Heur et Malheur des Français.djvu/89

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protecteur pour les adeptes d’idées qui elles-mêmes tendaient à renverser l’ordre de choses existant. L’ambition des rois de Prusse ne pouvait être satisfaite qu’au prix d’un bouleversement total de l’Europe. L’alliance de leur politique avec le mouvement philosophique d’où la Révolution devait sortir s’explique par là. Dès qu’un calculateur aussi pénétrant que Frédéric eut compris les avantages que comportaient pour lui les sympathies du libéralisme français, il les cultiva assidûment par des avances, des flatteries, où les arguments trébuchants et sonnants ne manquaient pas de renforcer la doctrine. En outre protestants, grand titre auprès des adversaires de l’Église, les Hohenzollern devinrent ainsi les champions du libéralisme européen. C’est plus qu’une grande ironie, c’est le scandale de notre histoire que le militarisme et l’absolutisme prussiens aient été adulés en France pendant cent cinquante années comme l’organe et l’expression de la liberté et des « idées modernes », avant d’être proposés à l’horreur et à l’exécration du monde civilisé au nom des mêmes idées.

Ce culte insensé de la Prusse grandit encore quand les principes un peu secs de l’Encyclopédie se furent mouillés de ceux de Rousseau. L’idée du droit naturel présentait les constructions de la politique, les modestes abris de la diplomatie comme autant d’entraves monstrueuses à la souveraine bonté de l’homme tel qu’il vient au monde, encore pur des corruptions de la société. C’étaient les traités, les combinaisons, les inventions des rois et des aristocrates qui entretenaient les conflits, engendraient les guerres détestables : ainsi parlaient le Contrat social et la doctrine roussienne, dont Voltaire disait qu’elle donnait envie de marcher à quatre pattes. Qu’on laissât les peuples, les races, se former en nations dans les limites fixées par la nature, et l’humanité connaîtrait enfin la paix. Frédéric, qui avait bénéficié de la vogue de l’Encyclopédie comme champion des lumières, bénéficia de la vogue du Contrat social comme champion du germanisme. Des contemporains, des disciples de Rousseau, Raynal, Mably, dont les livres eurent un succès immense (Napoléon Ier devait s’en nourrir), répandirent le principe qui allait devenir fameux sous le nom de principe des nationalités. Dès lors, en France et hors de France, la cause du libéralisme et de la révolution et la cause