Page:Bakounine - Œuvres t3.djvu/419

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d’action obligé, sa loi. D’un autre côté on ne peut pas dire proprement que cette loi soit imposée à la chose, |240 parce que cette expression supposerait une existence de la chose, préalable ou séparée de sa loi, tandis qu’ici la loi, l’action, la propriété constituent l’être même de la chose. La chose elle-même n’est rien que cette loi. En la suivant, elle manifeste sa propre nature intime, elle est. D’où il résulte que toutes les choses réelles dans leur développement et dans toutes leurs manifestations sont fatalement dirigées par leurs lois, mais que ces lois leur sont si peu imposées, qu’elles constituent au contraire tout leur être[1].

  1. Il existe réellement dans toutes les choses un côté ou, si vous voulez, une |241 sorte d’être intime qui n’est point inaccessible, mais qui est insaisissable pour la science. Ce n’est pas du tout l’être intime dont parle M. Littré avec tous les métaphysiciens et qui constituerait selon eux l’en-soi des choses, et le pourquoi des phénomènes ; c’est au contraire le côté le moins essentiel, le moins intérieur, le plus extérieur, |242 et à la fois le plus réel et le plus passager, le plus fugitif des choses et des êtres : c’est leur matérialité immédiate, leur réelle individualité, telle qu’elle se présente uniquement à nos sens, et qu’aucune réflexion de l’esprit ne saurait retenir, ni aucune parole ne saurait exprimer. En répétant une observation très curieuse que Hegel a faite, je pense, pour la première fois, j’ai déjà parlé de cette particularité de la parole humaine de ne pouvoir exprimer que des généralités, mais non l’existence immédiate des choses, dans cette crudité réaliste dont l’impression immédiate nous est apportée par nos sens. Tout ce que vous pourrez dire d’une chose pour la déterminer, toutes les propriétés que vous lui attribuerez ou que vous trouverez en elle, seront des déterminations générales, applicables, à des degrés différents et dans une quantité innombrable de combinaisons diverses, à beaucoup d’autres choses. Les déterminations ou descriptions les plus détaillées, les plus intimes, les plus matérielles que vous pourrez en faire seront encore des déterminations générales, nullement individuelles. L’individualité d’une chose ne s’exprime pas. Pour l’indiquer, vous devez ou bien amener votre interlocuteur en sa présence, la lui faire voir, entendre ou palper ; ou bien vous devez déterminer son lieu et son temps, aussi bien que ses rapports avec d’autres choses déjà déterminées et connues. Elle fuit. elle échappe à toutes les autres déterminations. Mais elle fuit, elle échappe également à elle-même, car elle n’est elle-même autre chose qu’une transformation incessante : elle est, elle était, elle n’est plus, ou bien elle est autre chose. Sa réalité constante, c’est de disparaître ou de se transformer. Mais cette réalité constante, c’est son côté général, sa loi, l’objet de la science. Cette loi, prise et considérée à part, n’est qu’une abstraction, dénuée de tout caractère réel, de toute existence réelle. Elle n’existe réellement, elle n’est une loi effective, que dans ce procès réel et vivant de transformations immédiates, fugitives, insaisissables et indicibles. Telle est la double nature, la nature contradictoire, des choses : d’être réellement dans ce qui incessamment cesse d’étre, et de ne point réellement exister dans ce qui reste général et constant au milieu de leurs transformations perpétuelles.
    Les lois restent, mais les choses périssent, ce qui revient à dire qu’elles cessent d’être ces choses et deviennent des choses nouvelles. Et pourtant ce |243 sont des choses existantes et réelles ; tandis que leurs lois n’ont d’existence effective qu’autant qu’elles sont perdues en elles, n’étant en effet rien qu’autant qu’elles sont le mode réel de la réelle existence des choses, de sorte que considérées à part, en dehors de cette existence, elles deviennent des abstractions fixes et inertes, des non-êtres.
    (1) La science, qui n’a affaire qu’avec ce qui est exprimable et constant, c’est-à dire avec des généralités plus ou moins développées et déterminées, perd ici son latin et baisse pavillon devant la vie, qui seule est en rapport avec le côté vivant et sensible, mais insaisissable et indicible, des choses. Telle est la réelle et on peut dire l’unique limite de la science, une limite vraiment infranchissable. Un naturaliste, par exemple, qui lui-même est un être réel et vivant, dissèque un lapin ; ce lapin est également un être réel, et il a été, au moins il y a à peine quelques heures, une individualité vivante. Après l’avoir disséqué, le naturaliste le décrit : eh bien, le lapin qui sort de sa description est un lapin en général, ressemblant à tous les lapins, privé de toute individualité, et qui par conséquent n’aura jamais la force d’exister, restera éternellement un être inerte et non-vivant, pas même corporel, mais une abstraction, l’ombre fixée d’un être vivant. La science n’a affaire qu’avec des ombres pareilles. La réalité vivante lui échappe, et ne se donne qu’à la vie, qui, étant elle-même fugitive et passagère, peut saisir et saisit en effet toujours tout ce qui vit, c’est-à- dire tout ce qui passe ou ce qui fuit.
    L’exemple du lapin, sacrifié à la science, nous touche peu, parce que, ordinairement, nous nous intéressons fort peu à la vie individuelle des lapins. Il n’en est pas ainsi de la vie individuelle des hommes, que la science et les hommes de science, habitués à vivre parmi les abstractions, c’est à-dire à sacrifier toujours les réalités fugitives |244 et vivantes à leurs ombres constantes, seraient également capables, si on les laissait seulement faire, d’immoler ou au moins de subordonner au profit de leurs généralités abstraites.
    L’individualité humaine, aussi bien que celle des choses les plus inertes, est également insaisissable et pour ainsi dire non-existante pour la science. Aussi les individus vivants doivent-ils bien se prémunir et se sauvegarder contre elle, pour ne point être par elle immolés, comme le lapin, au profit d’une abstraction quelconque ; comme ils doivent se prémunir en même temps contre la théologie, contre la politique et contre la jurisprudence, qui toutes, participant également à ce caractère abstractif de la science, ont la tendance fatale de sacrifier les individus à l’avantage de la même abstraction, appelée seulement par chacune de noms différents, la première l’appelant vérité divine, la seconde bien public, et la troisième justice.
    Bien loin de moi de vouloir comparer les abstractions bienfaisantes de la science avec les abstractions pernicieuses de la théologie, de la politique et de la jurisprudence. Ces dernières doivent cesser de régner, doivent être radicalement extirpées de la société humaine — son salut, son émancipation, son humanisation définitive ne sont qu’à ce prix, — tandis que les abstractions scientifiques, au contraire, doivent prendre leur place, non pour régner sur l’humaine société, selon le rêve liberticide des philosophes positivistes, mais pour éclairer son développement spontané et vivant. La science peut bien s’appliquer à la vie, mais jamais s’incarner dans la vie. Parce que la vie, c’est l’agissement immédiat et vivant, le mouvement à la fois spontané et fatal des individualités vivantes. La science n’est que l’abstraction, toujours incomplète et imparfaite, de ce mouvement. Si elle voulait s’imposer à lui comme une doctrine absolue, comme une autorité gouvernementale, elle l’appauvrirait, le fausserait et le paralyserait. La science ne peut sortir des abstractions, c’est son règne. Mais les abstractions, et leurs représentants immédiats, de quelque nature qu’ils soient : prêtres, politiciens, |249 juristes, économistes et savants, doivent cesser de gouverner les masses populaires. Tout le progrès de l’avenir est là. C’est la vie et le mouvement de la vie, l’agissement individuel et social des hommes, rendus à leur complète liberté. C’est l’extinction absolue du principe même de l’autorité. Et comment ? Par la propagande la plus largement populaire de la science libre. De cette manière, la masse sociale n’aura plus en dehors d’elle une vérité soi-disant absolue qui la dirige et qui la gouverne, représentée par des individus très intéressés à la garder exclusivement en leurs mains, parce qu’elle leur donne la puissance, et avec la puissance la richesse, le pouvoir de vivre par le travail de la masse populaire. Mais cette masse aura en elle-même une vérité, toujours relative, mais réelle, une lumière intérieure qui éclairera ses mouvements spontanés et qui rendra inutile toute autorité et toute direction extérieure.
    (II) [La science, ai-je dit, ne peut pas sortir de la sphère des abstractions. Sous ce rapport, elle est infiniment inférieure à l’art….
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    …La seconde (la science), reconnaissant son incapacité absolue de concevoir les individus réels et de s’intéresser à eux, doit définitivement et absolument renoncer au gouvernement de la société ; car si elle s’en mêlait, elle ne pourrait faire autrement que de sacrifier toujours les hommes vivants, qu’elle ignore, à |250 ses abstractions, qui forment l’unique objet de son intérêt légitime.]
    Prenez telle science sociale que vous voudrez : l’histoire, par exemple, qui, considérée dans son extension la plus large, comprend toutes les autres. On peut dire, il est vrai, que, jusqu’à ce jour, l’histoire comme science n’existe encore pas. Les historiens les plus illustres qui ont essayé de tracer le tableau général des évolutions historiques de la société humaine, se sont toujours inspirés jusqu’ici d’un point de vue exclusivement idéal, considérant l’histoire soit sous le rapport des développements religieux, esthétiques ou philosophiques ; soit sous celui de la politique, ou de la naissance et de la décadence des États ; soit enfin sous le rapport juridique, inséparable d’ailleurs de ce dernier et qui constitue proprement la politique intérieure des États. Tous ont presque également négligé ou même ignoré le point de vue anthropologique et le point de vue économique, qui forment pourtant la base réelle de tout développement humain. Buckle, dans son admirable Introduction à l’Histoire de la civilisation en Angleterre, qui porte le cachet d’un véritable génie, a exposé les vrais principes de la science historique ; malheureusement il n’a pu achever que cette Introduction, et sa mort prématurée l’a empêché d’écrire l’ouvrage annoncé. D’un autre côté, M. Charles Marx, bien avant Buckle, a énoncé cette grande, cette juste et féconde idée : Que tous les développements intellectuels et politiques de la société ne sont autre chose que l’idéale expression de ses développements matériels ou économiques. Mais il n’a point encore écrit, que je sache, d’ouvrage historique dans lequel cette idée |251 admirable ait reçu ne fût-ce que le commencement d’une réalisation quelconque. En un mot, l’histoire comme science n’existe encore pas.
    [Mais supposons qu’elle soit enfin créée, quelle sera la nature des choses et des faits qu’elle pourra embrasser ? Elle reproduira le tableau raisonné et fidèle du développement naturel des conditions générales…
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    ……….afin que les masses, cessant d’être les masses, et comme telles la matière passive et souffrante des évolutions historiques, et devenues une société vraiment humaine, intelligente, et composée d’individus réellement libres, puissent prendre désormais leurs propres destinées historiques en leurs mains.]
    [Cela n’empêchera pas sans doute que des hommes de génie, mieux organisés pour les spéculations scientifiques que l’immense majorité de leurs contemporains, ne s’adonnent plus exclusivement que les autres à la culture des sciences, et ne rendent de grands services à l’humanité, sans ambitionner toutefois d’autre influence sociale que l’influence naturelle qu’un esprit supérieur ne manque jamais d’exercer sur son milieu, ni d’autre récompense que la satisfaction de leur noble passion, et quelquefois aussi la reconnaissance et l’estime de leurs contemporains.
    La science, en devenant le patrimoine de tout le monde, se mariera en quelque sorte avec la vie immédiate et réelle de chacun. Elle gagnera en utilité et en grâce ce qu’elle perdra en ambition et en pédantisme doctrinaires.] Elle prendra dans la vie la place que le contrepoint doit occuper, selon Beethoven, dans les compositions musicales. À quelqu’un qui lui avait demandé s’il était nécessaire de savoir le contrepoint pour composer de la bonne musique : « Sans doute, répondit-il, il est absolument nécessaire de connaître le contrepoint ; mais il est tout aussi nécessaire de l’oublier après l’avoir appris, si l’on veut composer quelque chose de bon ». Le contrepoint forme en quelque sorte la carcasse régulière, mais |254 parfaitement disgracieuse et inanimée, de la composition musicale, et comme tel il doit absolument disparaître sous la grâce spontanée et vivante de la création artistique. De même que le contrepoint, la science n’est point le but, elle n’est qu’un des moyens les plus nécessaires et les plus magnifiques de cette autre création, mille fois plus sublime encore que toutes les compositions artistiques, de la vie et de l’action immédiates et spontanées des individus humains dans la société.
    Telle est donc la nature de cet être intime qui réellement reste toujours fermé à la science. C’est l’être immédiat et réel des individus comme des choses : c’est l’éternellement passager, ce sont les réalités fugitives de la transformation éternelle et universelle, réalités qui ne sont qu’autant qu’elles cessent d’être et qui ne peuvent cesser d’être que parce qu’elles sont ; ce sont enfin les individualités palpables mais non exprimables des choses. Pour pouvoir les déterminer, il faudrait connaître toutes les causes dont elles sont les effets, et tous les effets dont elles sont les causes, saisir tous leurs rapports d’action et de réaction naturelles avec toutes les choses qui existent et qui ont existé dans le monde. Comme êtres vivants nous saisissons, nous sentons cette réalité, elle nous enveloppe, et nous la subissons et l’exerçons nous-mêmes, le plus souvent à notre insu, à toute heure. Comme êtres pensants nous en faisons forcément abstraction, car notre pensée elle-même ne commence qu’avec cette abstraction et par elle. Cette contradiction fondamentale entre notre être réel et notre être pensant est la source de tous nos développements historiques depuis le gorille, notre ancêtre, jusqu’à M. de Bismarck, notre contemporain ; la cause de toutes les tragédies qui ont ensanglanté l’histoire humaine, mais aussi de toutes les comédies qui l’ont réjouie ; elle a créé les religions, l’art, l’industrie, les États, remplissant le monde de contradictions horribles et condamnant les hommes à d’horribles souffrances ; souffrances qui ne pourront finir que par le retour de toutes les abstractions qu’elle a créées dans son développement historique, et qui se résument définitivement aujourd’hui dans la science, par le retour de cette science dans la vie. (Note de Bakounine.)
    (I) Dans cet alinéa et dans les trois suivants, Bakounine traite une question qu’il a également traitée aux feuillets 210 et 214 du troisième manuscrit (voir ci-dessus, pages 90-94) ; et on peut supposer que le contenu des feuillets perdus, 211, 212 et 213, a dû correspondre, pour l’essentiel, au contenu de ces quatre alinéas. Ce qui confirme cette supposition, c’est que le contenu de presque toute la fin de la note, comme, on le verra (pages 396- 399), a été replacé par Bakounine dans son troisième manuscrit, dont il forme les feuillets 221-222. — J. G.
    (II) Cette note contient trois passages, placés entre crochets, qui ont été biffés sur le manuscrit, et en marge desquels Bakounine a écrit le mot Employé. Le premier, dont je n’ai donné que le commencement et la fin (pages 396 et 397), occupe, dans la partie du feuillet réservée aux notes, les dix-huit dernières lignes du feuillet 245, les feuillets 246, 247, 248, 249, et la première ligne du feuillet 230 du manuscrit ; il se retrouve, avec quelques légers changements de forme, aux feuillets 214-219 de la troisième rédaction (pages 92-98 du présent volume). Le second, dont je n’ai donné également que le commencement et la fin, occupe les vingt-cinq dernières lignes du feuillet 251, le feuillet 252, et les onze premières lignes du feuillet 253 (partie réservée aux notes) ; il se retrouve, avec des changements, aux feuillets 219-222 de la troisième rédaction (pages 98-102 du présent volume). Enfin le troisième, reproduit en entier, qui occupe, à la suite du second, onze lignes du feuillet 253, a été replacé en note au bas du feuillet 222 de la troisième rédaction (page 102 de la présente édition), avec une interversion, les deux dernières phrases ayant été transportées en tête. — J. G.