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L’HOMME DE COUR

CCXXXV

Savoir demander.

Il n’y a rien de plus difficile pour quelques-uns, ni de plus facile pour quelques autres. Il y en a qui ne sauraient refuser, et, par conséquent, il ne faut point de crochet pour tirer d’eux ce qu’on veut. Il y en a d’autres dont le premier mot à toute heure est non ; il est besoin d’adresse avec eux. Mais à quelques gens qu’on ait à demander, il faut bien prendre son temps, comme, par exemple, au sortir d’un bon repas, ou de quelque autre récréation qui a mis en belle humeur, en cas que la prudence de celui qui est prié ne prévienne pas l’artifice de celui qui prie. Les jours de réjouissance sont les jours de faveur, parce que la joie du dedans rejaillit au-dehors. Il ne faut pas se présenter lorsqu’on en voit refuser un autre, d’autant que la crainte de dire non est surmontée. Quand la tristesse est au logis, il n’y a rien à faire. Obliger par avance, c’est une lettre de change, lorsque le correspondant n’est pas un malhonnête homme.

CCXXXVI

Faire une grâce de ce qui n’eût été après qu’une récompense.

C’est une adresse des plus grands politiques. Les faveurs qui précèdent les mérites sont la pierre de touche des hommes bien nés. Une grâce anticipée a deux perfections, l’une la promptitude, par où celui qui reçoit reste plus obligé ;