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L’HOMME DE COUR

CCLIX

Prévenir les offenses, et en faire des faveurs.

Il y a plus d’habileté à les éviter qu’à les venger. C’est une grande adresse de faire son confident de celui que l’on eût eu pour adversaire ; de transformer en arcs-boutants de sa réputation ceux qui menaçaient de la détruire. Il sert beaucoup de savoir obliger. On coupe le passage à l’injure en la prévenant par une courtoisie ; et c’est savoir vivre que de changer en plaisirs ce qui ne devait causer que des déplaisirs. Place donc ta confidence chez la malveillance même.

CCLX

Tu ne seras ni tout entier à personne,
ni personne tout entier à toi.

Ni le sang, ni l’amitié, ni la plus étroite obligation, ne suffisent pas pour cela ; car il y va bien d’un autre intérêt d’abandonner son cœur ou sa volonté. La plus grande union admet exception, et même sans blesser les lois de la plus tendre amitié. L’ami se réserve toujours quelque secret, et le fils même cache quelque chose à son père. Il y a des choses dont on fait mystère aux uns, et que l’on veut bien communiquer aux autres ; et au contraire : de sorte que l’homme se donne, ou se refuse tout entier, selon qu’il distingue les gens de sa correspondance.