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L’HOMME DE COUR

gouverner les hommes, mais encore plus à conduire des fous et des bêtes ; il faut un double sens pour régler ceux qui n’en ont point. C’est un emploi insupportable que celui qui demande un homme tout entier, et qui ait ses heures comptées, et toujours à travailler à même chose. Bien meilleurs sont ceux où la variété est jointe à l’importance, d’autant que l’alternative recrée l’esprit : mais ceux qui valent le mieux de tous sont ceux qui sont les moins dépendants, ou dont la dépendance est plus éloignée ; et celui-là est le pire qui, lorsqu’on en sort, oblige de rendre compte à des juges rigoureux, surtout quand c’est à Dieu.

N’être point lassant.

L’homme qui n’a qu’une affaire, ou celui qui a toujours la même chose à dire, est d’ordinaire fatigant. La brièveté est plus propre à négocier, elle gagne par son agrément ce qu’elle perd par son épargne. Ce qui est bon est deux fois bon s’il est court ; et pareillement ce qui est mauvais l’est moins si le peu y est. Les quintessences opèrent mieux que les breuvages composés. C’est une vérité reconnue que le grand parleur est rarement habile. Il y a des hommes qui font plus d’embarras que d’honneur à l’univers ; ce sont des haillons jetés dans la rue, que chacun pousse hors du passage. L’homme discret doit bien se garder d’être importun, surtout aux gens qui ont de grandes occupations ; car il vaudrait mieux être incommode à tout le reste du monde