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L’HOMME DE COUR

CXV

Se faire aux humeurs de ceux avec qui l’on a à vivre.

L’on s’accoutume bien à voir de laids visages, on peut donc s’accoutumer aussi à de méchantes humeurs. Il y a des esprits revêches, avec qui, ni sans qui l’on ne saurait vivre. C’est donc prudence que de s’y accoutumer, comme l’on fait à la laideur, pour n’en être pas surpris ni épouvanté dans l’occasion. La première fois ils font peur, mais l’on s’y fait peu à peu, la réflexion prévenant ce qu’il y a de rude en eux, ou du moins aidant à le tolérer.

CXVI

Traiter toujours avec des gens soigneux de leur devoir.

On peut s’engager avec eux, et les engager ; leur devoir est leur meilleure caution, lors même qu’on est en différend avec eux : car ils agissent toujours selon ce qu’ils sont. Et, d’ailleurs, il vaut mieux combattre contre des gens de bien que de triompher de malhonnêtes gens. Il n’y a point de sûreté à traiter avec les méchants, parce qu’ils ne se trouvent jamais obligés à ce qui est juste et raisonnable ; c’est pourquoi il n’y a jamais de vraie amitié entre eux ; et quelque grande que semble être leur affection, elle est toujours de bas aloi, parce qu’elle n’a aucun principe d’honneur. Fuis toujours l’homme qui n’en a point, car l’honneur est le trône de la