Page:Baltasar Gracián - L’Homme de cour.djvu/88

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
88
L’HOMME DE COUR

doit faire place aux bons avis. La souveraineté même ne doit pas exclure la docilité. Il y a des hommes incurables, à cause qu’ils sont inaccessibles. Ils se précipitent, parce que personne n’ose approcher d’eux pour les en empêcher. Il faut donc laisser une porte ouverte à l’amitié ; et ce sera celle par où viendra le secours. Un ami doit avoir pleine liberté de parler, et même de réprimander ; l’opinion conçue de sa fidélité et de sa prudence lui doit donner cette autorité. Mais aussi il ne faut pas que cette familiarité soit commune à tous. Il suffit d’avoir un confident secret, dont on estime la correction, et de qui l’on se serve, comme d’un miroir fidèle, pour se détromper.

CXLVIII

Savoir l’art de converser.

C’est par où l’homme montre ce qu’il vaut. Dans toutes les actions de l’homme, rien ne demande plus de circonspection, attendu que c’est le plus ordinaire exercice de la vie. Il y va de gagner ou de perdre beaucoup de réputation. S’il faut du jugement pour écrire une lettre, qui est une conversation par écrit, et méditée, il en faut bien davantage dans la conversation ordinaire, où il se fait un examen subit du mérite des gens. Les maîtres de l’art tâtent le pouls de l’esprit par la langue, conformément au dire du sage : Parle, si tu veux que je te connaisse. Quelques-uns tiennent que le véritable art de converser est de le faire sans art ; et que la conversation doit être aisée comme le vêtement, si c’est entre bons