Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1855, tome 18.djvu/18

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ce que pour le transférer à la pistole. Monsieur Camusot a levé le secret pour ce singulier anonyme…

Jacques Collin, surnommé Trompe-la-Mort dans le monde des bagnes, et à qui maintenant il ne faut plus donner d’autre nom que le sien, se trouvait depuis le moment de sa réintégration au secret, d’après l’ordre de Camusot, en proie à une anxiété qu’il n’avait jamais connue pendant sa vie marquée par tant de crimes, par trois évasions du bagne et par deux condamnations en cour d’assises. Cet homme, en qui se résument la vie, les forces, l’esprit, les passions du bagne, et qui vous en présente la plus haute expression, n’est-il pas monstrueusement beau par son attachement digne de la race canine envers celui dont il fait son ami ? Condamnable, infâme et horrible de tant de côtés, ce dévouement absolu à son idole le rend si véritablement intéressant, que cette étude, déjà si considérable, paraîtrait inachevée, écourtée, si le dénoûment de cette vie criminelle n’accompagnait pas la fin de Lucien de Rubempré. Le petit épagneul mort, on se demande si son terrible compagnon, si le lion vivra !

Dans la vie réelle, dans la société, les faits s’enchaînent si fatalement à d’autres faits, qu’ils ne vont pas les uns sans les autres. L’eau du fleuve forme une espèce de plancher liquide ; il n’est pas de flot, si mutiné qu’il soit, à quelque hauteur qu’il s’élève, dont la puissante gerbe ne s’efface sous la masse des eaux, plus forte par la rapidité de son cours que les rébellions des gouffres qui marchent avec elle. De même qu’on regarde l’eau couler en y voyant de confuses images, peut-être désirez-vous mesurer la pression du pouvoir social sur ce tourbillon nommé Vautrin ? voir à quelle distance ira s’abîmer le flot rebelle, comment finira la destinée de cet homme vraiment diabolique, mais rattaché par l’amour à l’humanité ? tant ce principe céleste périt difficilement dans les cœurs les plus gangrenés !

L’ignoble forçat en matérialisant le poème caressé par tant de poètes, par Moore, par lord Byron, par Mathurin, par Canalis (un démon possédant un ange attiré dans son enfer pour le rafraîchir d’une rosée dérobée au paradis), Jacques Collin, si l’on a bien pénétré dans ce cœur de bronze, avait renoncé à lui-même depuis sept ans. Ses puissantes facultés, absorbées en Lucien, ne jouaient que pour Lucien ; il jouissait de ses progrès, de ses amours, de son ambition. Pour lui, Lucien était son âme visible.