Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1855, tome 18.djvu/235

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aiment encore ; elles aiment si bien, qu’elles oublient les ducs, les maréchaux, les rivalités, les fermiers-généraux, leurs Folies et leur luxe effréné, leurs strass et leurs diamants, leurs mules à talons et leur rouge pour les suavités de la campagne.

J’ai recueilli, mon cher, de précieux renseignements sur la vieillesse de mademoiselle Laguerre, car la vieillesse des filles qui ressemblent à Florine, à Mariette, à Suzanne du Val-Noble, à Tullia, m’inquiétait de temps en temps, absolument comme je ne sais quel enfant s’inquiétait de ce que devenaient les vieilles lunes.

En 1790, épouvantée par la marche des affaires publiques, mademoiselle Laguerre vint s’établir aux Aigues, acquises pour elle par Bouret et où il avait passé plusieurs saisons avec elle ; le sort de la Dubarry la fit tellement trembler, qu’elle enterra ses diamants. Elle n’avait alors que cinquante-trois ans ; et, selon sa femme de chambre, devenue la femme d’un gendarme, une madame Soudry à qui l’on dit madame la mairesse gros comme le bras, " Madame était plus belle que jamais. " Mon cher, la nature a sans doute ses raisons pour traiter ces sortes de créatures en enfants gâtés ; les excès, au lieu de les tuer, les engraissent, les conservent, les rajeunissent ; elles ont, sous une apparence lymphatique, des nerfs qui soutiennent leur merveilleuse charpente ; elles sont toujours belles par la raison qui enlaidirait une femme vertueuse. Décidément, le hasard n’est pas moral.

Mademoiselle Laguerre a vécu là d’une manière irréprochable, et ne peut-on pas dire comme une sainte, après sa fameuse aventure. Un soir, par un désespoir d’amour, elle se sauve de l’Opéra dans son costume de théâtre, va dans les champs, et passe la nuit à pleurer au bord d’un chemin. (A-t-on calomnié l’amour au temps de Louis XV ?) Elle était si déshabituée de voir l’aurore, qu’elle la salue en chantant un de ses plus beaux airs. Par sa pose, autant que par ses oripeaux, elle attire des paysans qui, tout étonnés de ses gestes, de sa voix, de sa beauté, la prennent pour un ange et se mettent à genoux autour d’elle. Sans Voltaire, on aurait eu, sous Bagnolet, un miracle de plus. Je ne sais si le bon Dieu tiendra compte à cette fille de sa vertu tardive, car l’amour est bien nauséabond à une femme aussi lassée d’amour que devait l’être une impure de l’ancien Opéra.