Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1855, tome 18.djvu/278

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— Il a plusieurs gouttes, répliqua l’huissier, mais la loi ne lui demande pas d’être à jeun.

— Pardon, monsieur Brunet, dit Fourchon, je suis attendu pour affaire aux Aigues, nous sommes en marche pour eune loute…

Brunet, petit homme sec, au teint bilieux, vêtu tout en drap noir, l’œil fauve, les cheveux crépus, la bouche serrée, le nez pincé, l’air jésuite, la parole enrouée, offrait le phénomène d’une physionomie, d’un maintien et d’un caractère en harmonie avec sa profession. Il connaissait si bien le Droit, ou pour mieux dire la chicane, qu’il était à la fois la terreur et le conseiller du canton ; aussi ne manquait-il pas d’une certaine popularité parmi les paysans auxquels il demandait la plupart du temps son paiement en denrées. Toutes ses qualités actives et négatives, ce savoir-faire lui valaient la clientèle du canton, à l’exclusion de son confrère maître Plissoud, dont il sera question plus tard. Ce hasard d’un huissier qui fait tout et d’un huissier qui ne fait rien est fréquent dans les Justices de Paix, au fond des campagnes.

— Ca chauffe donc ?… dit Tonsard au petit père Brunet.

— Que voulez-vous, vous le pillez aussi par trop, cet homme !… Il se défend ! répondit l’huissier ! Ca finira mal toutes vos affaires, le gouvernement s’en mêlera.

— Il faudra donc que nous autres malheureux nous crévions ? dit la Tonsard en offrant un petit verre sur une soucoupe à l’huissier.

— Les malheureux peuvent crever, on n’en manquera jamais !… dit sentencieusement Fourchon.

— Vous dévastez aussi par trop les bois, répliqua l’huissier.

— On fait bien du bruit, allez, pour quelques malheureux fagots, dit la Tonsard.

— On n’a pas assez rasé de riches pendant la révolution, voilà tout, dit Tonsard.

En ce moment, l’on entendit un bruit horrible en ce qu’il était inexplicable. Le galop de deux pieds enragés mêlé à un cliquetis d’armes dominait un bruissement de feuillages et de branches entraînées par des pas encore plus précipités. Deux voix aussi différentes que les deux galops lançaient des interjections braillardes. Tous les gens du cabaret devinèrent la poursuite d’un homme et la fuite d’une femme ; mais à quel propos ?… l’incertitude ne dura pas longtemps.

— C’est la mère, dit Tonsard en se dressant, je reconnais sa grelote !

Et soudain, après avoir gravi les méchantes marches du Grand-I-Vert, par un dernier effort dont l’énergie ne se trouve qu’au cœur des contrebandiers, la vieille Tonsard tomba les quatre fers en l’air au milieu du cabaret. L’immense lit de bois de son fagot fit un fracas terrible en se brisant contre le haut de la porte et sur le plancher. Tout le monde s’était écarté. Les tables, les bouteilles, les chaises atteintes par les branches, s’éparpillèrent. Le tapage n’eût pas été si grand, si la chaumière se fût écroulée.

— Je suis morte du coup ! le gredin m’a tuée !…

Le cri, l’action et la course de la vieille femme s’expliquèrent par l’apparition sur le seuil d’un garde habillé tout en drap vert, le chapeau bordé d’une ganse d’argent, le sabre au côté, la bandoulière de cuir aux armes de Montcornet avec celles des Troisville en abîme, le gilet rouge d’ordonnance, les guêtres de peau montant jusqu’au-dessus du genou.

Après un moment d’hésitation, le garde dit en voyant Brunet et Vermichel :

— J’ai des témoins.

— De quoi ? dit Tonsard.

— Cette femme a dans son fagot un chêne de dix ans coupé en rondins, un vrai crime !…