Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1855, tome 18.djvu/61

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trois forçats pour leur dieu ; car en ce moment leur fameux dab devint toute leur espérance.

Jacques Collin, malgré le danger de Madeleine, ne faillit pas à son rôle. Cet homme, qui connaissait la Conciergerie aussi bien que les trois bagnes, se trompa si naturellement, que le surveillant fut obligé de lui dire à tout moment : — « Par ici, — par là ! » jusqu’à ce qu’ils fussent arrivés au greffe. Là Jacques Collin vit, du premier regard, accoudé sur le poêle, un homme grand et gros, dont le visage rouge et long ne manquait pas d’une certaine distinction, et il reconnut Sanson.

— Monsieur est l’aumônier, dit-il en allant à lui d’un air plein de bonhomie.

Cette erreur fut si terrible qu’elle glaça les spectateurs.

— Non, monsieur, répondit Sanson, j’ai d’autres fonctions.

Sanson, le père du dernier exécuteur de ce nom, car il a été destitué récemment, était le fils de celui qui exécuta Louis XVI.

Après quatre cents ans d’exercice de cette charge, l’héritier de tant de tortionnaires avait tenté de répudier ce fardeau héréditaire. Les Sanson, bourreaux à Rouen pendant deux siècles, avant d’être revêtus de la première charge du royaume, exécutaient de père en fils les arrêts de la justice depuis le treizième siècle. Il est peu de familles qui puissent offrir l’exemple d’un office ou d’une noblesse conservée de père en fils pendant six siècles. Au moment où ce jeune homme, devenu capitaine de cavalerie, se voyait sur le point de faire une belle carrière dans les armes, son père exigea qu’il vînt l’assister pour l’exécution du roi. Puis il fit de son fils son second, lorsqu’en 1793 il y eut deux échafauds en permanence : l’un à la barrière du Trône, l’autre à la place de Grève. Alors âgé d’environ soixante ans, ce terrible fonctionnaire se faisait remarquer par une excellente tenue, par des manières douces et posées, par un grand mépris pour Bibi-Lupin et ses acolytes, les pourvoyeurs de la machine. Le seul indice qui, chez cet homme, trahissait le sang des vieux tortionnaires du moyen âge, était une largeur et une épaisseur formidables dans les mains. Assez instruit d’ailleurs, tenant fort à sa qualité de citoyen et d’électeur, passionné, dit-on, pour le jardinage, ce grand et gros homme, parlant bas, d’un maintien calme, très silencieux, au front large et chauve, ressemblait beaucoup plus à un membre de l’aristocratie anglaise qu’à un exécuteur des hautes-œuvres. Aussi, un cha-