Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1855, tome 18.djvu/616

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parole va trop loin, et où l’écriture retient du moins la pensée en la fixant. Il y a des effets de perspective morale si différents entre ce qui se dit et ce qui s’écrit ! Tout est si solennel et si grave sur le papier ! On ne commet plus aucune imprudence. N’est-ce pas là ce qui fait un trésor d’une lettre où l’on s’abandonne à ses sentiments ? Tu m’aurais crue malheureuse, je ne suis que blessée. Tu m’as trouvée seule, au coin de mon feu, sans Adolphe. Je venais de coucher mes enfants, ils dormaient. Adolphe, pour la dixième fois, était invité dans le monde où je ne vais pas, où l’on veut Adolphe sans sa femme. Il est des salons où il va sans moi, comme il est une foule de plaisirs auxquels on le convie sans moi. S’il se nommait monsieur de Navarreins et que je fusse une d’Espard, jamais le monde ne penserait à nous séparer, on nous voudrait toujours ensemble. Ses habitudes sont prises, il ne s’aperçoit pas de cette humiliation qui oppresse le cœur. D’ailleurs, s’il soupçonnait cette petite souffrance que j’ai honte de ressentir, il laisserait là le monde, il deviendrait plus impertinent que ne le sont envers moi ceux ou celles qui me séparent de lui. Mais il entraverait sa marche, il se ferait des ennemis, il se créerait des obstacles en m’imposant à des salons qui me feraient alors directement mille maux. Je préfère donc mes souffrances à ce qui nous adviendrait dans le cas contraire. Adolphe arrivera ! il porte mes vengeances dans sa belle tête d’homme de génie. Un jour le monde me payera l’arriéré de tant d’injures. Mais quand ? Peut-être aurais-je quarante-cinq ans. Ma belle jeunesse se sera passée au coin de mon feu, avec cette pensée : Adolphe rit, il s’amuse, il voit de belles femmes, il cherche à leur plaire, et tous ces plaisirs ne viennent pas de moi.

» Peut-être à ce métier finira-t-il par se détacher de moi !

» Personne ne souffre d’ailleurs impunément le mépris, et je me sens méprisée, quoique jeune, belle et vertueuse. D’ailleurs, puis-je empêcher ma pensée de courir ? Puis-je réprimer mes rages en sachant Adolphe à dîner en ville sans moi ? je ne jouis pas de ses triomphes, je n’entends pas ses mots spirituels ou profonds, dits pour d’autres ! Je ne saurais me contenter des réunions bourgeoises d’où il m’a tirée en me trouvant distinguée, riche, jeune, belle et spirituelle. C’est là un malheur, il est irréparable.

» Enfin, il suffit que, par une cause quelconque, je ne puisse en-