Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1855, tome 18.djvu/7

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— Eh bien ! ne vas-tu pas te croire un assassin, parce qu’un prévenu se pend dans sa prison au moment où tu l’allais élargir ?… s’écria madame Camusot. Mais un juge d’instruction est alors comme un général qui a un cheval tué sous lui !… Voilà tout.

— Ces comparaisons, ma chère, sont tout au plus bonnes pour plaisanter, et la plaisanterie est hors de saison ici. Le mort saisit le vif dans ce cas-là. Lucien emporte nos espérances dans son cercueil.

— Vraiment ?… dit madame Camusot d’un air profondément ironique.

— Oui, ma carrière est finie. Je resterai toute ma vie simple juge au tribunal de la Seine. Monsieur de Grandville était, avant ce fatal événement, déjà fort mécontent de la tournure que prenait l’instruction ; mais son mot à notre président me prouve que, tant que monsieur de Grandville sera procureur général, je n’avancerai jamais !

Avancer ! voilà le mot terrible, l’idée qui, de nos jours, change le magistrat en fonctionnaire.

Autrefois, le magistrat était sur-le-champ tout ce qu’il devait être. Les trois ou quatre mortiers des présidences de chambre suffisaient aux ambitions dans chaque parlement. Une charge de conseiller contentait un de Brosses comme un Molé, à Dijon comme à Paris. Cette charge, une fortune déjà, voulait une grande fortune pour être bien portée. À Paris, en dehors du parlement, les gens de robe ne pouvaient aspirer qu’à trois existences supérieures : le contrôle général, les sceaux ou la simarre de chancelier. Au-dessous des parlements, dans la sphère inférieure, un lieutenant de présidial se trouvait être un assez grand personnage pour qu’il fût heureux de rester toute sa vie sur son siége. Comparez la position d’un conseiller à la cour royale de Paris, qui n’a pour toute fortune, en 1829, que son traitement, à celle d’un conseiller au parlement en 1729. Grande est la différence ! Aujourd’hui, où l’on fait de l’argent la garantie sociale universelle, on a dispensé les magistrats de posséder, comme autrefois, de grandes fortunes ; aussi les voit-on députés, pairs de France, entassant magistrature sur magistrature, à la fois juges et législateurs, allant emprunter de l’importance à des positions autres que celle d’où devrait venir tout leur éclat.

Enfin, les magistrats pensent à se distinguer pour avancer, comme on avance dans l’armée ou dans l’administration.