Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1855, tome 18.djvu/99

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vient de sortir… Ah ! monsieur, j’ai fait, dans ma sphère de prévenu devant un juge, ce que Dieu aurait fait pour sauver son fils, si, voulant le sauver, il l’eût accompagné devant Pilate !…

Un torrent de larmes sortit des yeux clairs et jaunes du forçat qui naguère flamboyaient comme ceux d’un loup affamé par six mois de neige en pleine Ukraine. Il continua : Cette buse n’a voulu rien écouter, et il a perdu l’enfant !… Monsieur, j’ai lavé le cadavre du petit de mes larmes, en implorant celui que je ne connais pas et qui est au-dessus de nous ! Moi qui ne crois pas en Dieu !… (Si je n’étais pas matérialiste, je ne serais pas moi !…) Je vous ai tout dit là dans un mot ! Vous ne savez pas, aucun homme ne sait ce que c’est que la douleur ; moi seul je la connais. Le feu de la douleur absorbait si bien mes larmes, que cette nuit je n’ai pas pu pleurer. Je pleure maintenant, parce que je sens que vous me comprenez. Je vous ai vu là, tout à l’heure, posé en justice… Ah ! monsieur, que Dieu… (je commence à croire en lui !) que Dieu vous préserve d’être comme je suis… Ce sacré juge m’a ôté mon âme. Monsieur ! monsieur ! on enterre en ce moment ma vie, ma beauté, ma vertu, ma conscience, toute ma force ! Figurez-vous un chien à qui un chimiste soutire le sang… Me voilà ! je suis ce chien… Voilà pourquoi je suis venu vous dire : « Je suis Jacques Collin, je me rends !… » J’avais résolu cela ce matin quand on est venu m’arracher ce corps que je baisais comme un insensé, comme une mère, comme la Vierge a dû baiser Jésus au tombeau… Je voulais me mettre au service de la justice sans conditions… Maintenant, je dois en faire, vous allez savoir pourquoi…

— Parlez-vous à monsieur de Grandville ou au procureur général ? dit le magistrat.

Ces deux hommes, le crime et la justice, se regardèrent. Le forçat avait profondément ému le magistrat qui fut pris d’une pitié divine pour ce malheureux, il devina sa vie et ses sentiments. Enfin, le magistrat (un magistrat est toujours magistrat) à qui la conduite de Jacques Collin depuis son évasion était inconnue, pensa qu’il pourrait se rendre maître de ce criminel, uniquement coupable d’un faux après tout. Et il voulut essayer de la générosité sur cette nature composée, comme le bronze, de divers métaux, de bien et de mal. Puis, monsieur de Grandville, arrivé à cinquante-trois ans sans avoir pu jamais inspirer l’amour, admirait les natures tendres, comme tous les hommes qui n’ont pas été