Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 11.djvu/116

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ment un homme a pu vous faire souffrir, et soyez sûre que là où toutes les femmes seraient vulgaires, vous seriez distinguée, quand même vous n’auriez pas une manière de dire les choses qui rendrait intéressant un livre de cuisine.

— Vous allez vite en amitié, dit-elle d’un son de voix grave qui rendit d’Arthur sérieux et inquiet.

La conversation changea, l’heure avançait. Le pauvre homme de génie s’en alla contrit d’avoir paru curieux, d’avoir blessé ce cœur, et croyant que cette femme avait étrangement souffert. Elle avait passé sa vie à s’amuser, elle était un vrai don Juan femelle, à cette différence près que ce n’est pas à souper qu’elle eût invité la statue de pierre, et certes elle aurait eu raison de la statue.

Il est impossible de continuer ce récit sans dire un mot du prince de Cadignan, plus connu sous le nom de duc de Maufrigneuse ; autrement, le sel des inventions miraculeuses de la princesse disparaîtrait, et les Étrangers ne comprendraient rien à l’épouvantable comédie parisienne qu’elle allait jouer pour un homme.

Monsieur le duc de Maufrigneuse, en vrai fils du prince de Cadignan, est un homme long et sec, aux formes les plus élégantes, plein de bonne grâce, disant des mots charmants, devenu colonel par la grâce de Dieu, et devenu bon militaire par hasard ; d’ailleurs brave comme un Polonais, à tout propos, sans discernement, et cachant le vide de sa tête sous le jargon de la grande compagnie. Dès l’âge de trente-six ans, il était par force d’une aussi parfaite indifférence pour le beau sexe que le roi Charles X son maître ; puni comme son maître pour avoir, comme lui, trop plu dans sa jeunesse. Pendant dix-huit ans l’idole du faubourg Saint-Germain, il avait, comme tous les fils de famille, mené une vie dissipée, uniquement remplie de plaisirs. Son père, ruiné par la Révolution, avait retrouvé sa Charge au retour des Bourbons, le gouvernement d’un château royal, des traitements, des pensions ; mais cette fortune factice, le vieux prince la mangea très-bien, demeurant le grand seigneur qu’il était avant la Révolution en sorte que quand vint la loi d’indemnité, les sommes qu’il reçut furent absorbées par le luxe qu’il déploya dans son immense hôtel, le seul bien qu’il retrouva, et dont la plus grande partie était occupée par sa belle-fille. Le prince de Cadignan mourut quelque temps avant la Révolution de Juillet, âgé de quatre-vingt-sept ans. Il avait ruiné sa femme, et fut longtemps en délicatesse avec le duc de Navarreins, qui avait épousé sa