Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 11.djvu/222

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formules les plus polies, mettait Monsieur en vedette, datait et faisait un brouillon de la lettre qu’il gardait dans un carton étiqueté : Ma correspondance. Aucune vie n’était plus en règle. Poiret possédait tous ses mémoires acquittés, toutes ses quittances même minimes et ses livres de dépense annuelle enveloppés dans des chemises et par années, depuis son entrée au Ministère. Il dînait au même restaurant, à la même place, par abonnement, au Veau-qui-tette, place du Châtelet ; les garçons lui gardaient sa place. Ne donnant pas au Cocon d’or, la fameuse maison de soierie, cinq minutes au delà du temps dû, à huit heures et demie il arrivait au café David, le plus célèbre du quartier, et y restait jusqu’à onze heures ; il y venait comme au Veau-qui-tette depuis trente ans, et prenait une bavaroise à dix heures et demie. Il y écoutait les discussions politiques, les bras croisés sur sa canne, et le menton dans sa main droite, sans jamais y participer. La dame du comptoir, seule femme à laquelle il parlât avec plaisir, était la confidente des petits accidents de sa vie, car il possédait sa place à la table située près du comptoir. Il jouait au domino, seul jeu qu’il eût compris. Quand ses partners ne venaient pas, on le trouvait quelquefois endormi, le dos appuyé sur la boiserie et tenant un journal dont la planchette reposait sur le marbre de sa table. Il s’intéressait à tout ce qui se faisait dans Paris, et consacrait le dimanche à surveiller les constructions nouvelles. Il questionnait l’invalide chargé d’empêcher le public d’entrer dans l’enceinte en planches, et s’inquiétait des retards qu’éprouvaient les bâtisses, du manque de matériaux ou d’argent, des difficultés que rencontrait l’architecte. On lui entendait dire : « J’ai vu sortir le Louvre de ses décombres, j’ai vu naître la place du Châtelet, le quai aux Fleurs, les marchés ! » Lui et son frère, nés à Troyes d’un commis des Fermes, avaient été envoyés à Paris étudier dans les Bureaux. Leur mère se fit remarquer par une inconduite désastreuse, car les deux frères eurent le chagrin d’apprendre sa mort à l’hôpital de Troyes, nonobstant de nombreux envois de fonds. Non-seulement tous deux jurèrent alors de ne jamais se marier, mais ils prirent les enfants en horreur : mal à leur aise auprès d’eux, ils les craignaient comme on peut craindre les fous, et les examinaient d’un œil hagard. L’un et l’autre, ils avaient été écrasés de besogne sous Robert Lindet. L’Administration ne fut pas juste alors envers eux, mais ils se regardaient comme heureux d’avoir