Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 11.djvu/384

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qu’Esther eut peine à le reconnaître ; il eut soin de faire prendre un voile à sa compagne, et la plaça dans une loge où elle pût être cachée aux regards. Ce palliatif, sans danger pour une innocence si sérieusement reconquise, fut promptement épuisé. La pensionnaire éprouva du dégoût pour les dîners de son protecteur, une répugnance religieuse pour le théâtre, et retomba dans sa mélancolie.

— Elle meurt d’amour pour Lucien, se dit Herrera qui voulut sonder la profondeur de cette âme et savoir tout ce qu’on en pouvait exiger.

Il vint donc un moment où cette pauvre fille n’était plus soutenue que par sa force morale, et où le corps allait céder. Le prêtre calcula ce moment avec l’affreuse sagacité pratique apportée autrefois par les bourreaux dans leur art de donner la question. Il trouva sa pupille au jardin, assise sur un banc, le long d’une treille que caressait le soleil d’avril ; elle paraissait avoir froid et s’y réchauffer ; ses camarades regardaient avec intérêt sa pâleur d’herbe flétrie, ses yeux de gazelle mourante, sa pose mélancolique. Esther se leva pour aller au-devant de l’Espagnol par un mouvement qui montra combien elle avait peu de vie, et, disons-le, peu de goût pour la vie. Cette pauvre Bohémienne, cette fauve hirondelle blessée excita pour la seconde fois la pitié de Carlos Herrera. Ce sombre ministre, que Dieu ne devait employer qu’à l’accomplissement de ses vengeances, accueillit la malade par un sourire qui exprimait autant d’amertume que de douceur, autant de vengeance que de charité. Instruite à la méditation, à des retours sur elle-même depuis sa vie quasi-monastique, Esther éprouva, pour la seconde fois, un sentiment de défiance à la vue de son protecteur ; mais, comme à la première, elle fut aussitôt rassurée par sa parole.

— Eh ! bien, ma chère enfant, disait-il, pourquoi ne m’avez-vous jamais parlé de Lucien ?

— Je vous avais promis, répondit-elle en tressaillant de la tête aux pieds par un mouvement convulsif, je vous avais juré de ne point prononcer ce nom.

— Vous n’avez cependant pas cessé de penser à lui.

— Là, monsieur, est ma seule faute. À toute heure je pense à lui, et quand vous vous êtes montré, je me disais à moi-même ce nom.

— L’absence vous tue ?