Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 11.djvu/385

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Pour toute réponse, Esther inclina la tête à la manière des malades qui sentent déjà l’air de la tombe.

— Le revoir ?… dit-il

— Ce serait vivre, répondit-elle.

— Pensez-vous à lui d’âme seulement ?

— Ah ! monsieur, l’amour ne se partage point.

— Fille de la race maudite ! j’ai fait tout pour te sauver, je te rends à ta destinée : tu le reverras !

— Pourquoi donc injuriez-vous mon bonheur ? Ne puis-je aimer Lucien et pratiquer la vertu, que j’aime autant que je l’aime ? Ne suis-je pas prête à mourir ici pour elle, comme je serais prête à mourir pour lui ? Ne vais-je pas expirer pour ces deux fanatismes, pour la vertu qui me rendait digne de lui, pour lui qui m’a jetée dans les bras de la vertu ? oui, prête à mourir sans le revoir, prête à vivre en le revoyant. Dieu me jugera.

Ses couleurs étaient revenues, sa pâleur avait pris une teinte dorée. Esther eut encore une fois sa grâce.

— Le lendemain du jour où vous vous serez lavée dans les eaux du baptême, vous reverrez Lucien, et si vous croyez pouvoir vivre vertueuse en vivant pour lui, vous ne vous séparerez plus.

Le prêtre fut obligé de relever Esther, dont les genoux avaient plié. La pauvre fille était tombée comme si la terre eût manqué sous ses pieds, l’abbé l’assit sur le banc, et quand elle retrouva la parole, elle lui dit : — Pourquoi pas aujourd’hui ?

— Voulez-vous dérober à Monseigneur le triomphe de votre baptême et de votre conversion ? Vous êtes trop près de Lucien pour n’être pas loin de Dieu.

— Oui je ne pensais plus à rien !

— Vous ne serez jamais d’aucune religion, dit le prêtre avec un mouvement de profonde ironie.

— Dieu est bon, reprit-elle, il lit dans mon cœur.

Vaincu par la délicieuse naïveté qui éclatait dans la voix, le regard, les gestes et l’attitude d’Esther, Herrera l’embrassa sur le front pour la première fois.

— Les libertins t’avaient bien nommée : tu séduirais Dieu le père. Encore quelques jours, il le faut, et après, vous serez libres tous deux.

— Tous deux ! répéta-t-elle avec une joie extatique.

Cette scène, vue à distance, frappa les pensionnaires et les su-