Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 11.djvu/399

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— Madame pourrait être de Valenciennes, dit Europe d’un petit ton sec, j’en suis. Monsieur, dit-elle à Lucien d’un air pédant, veut-il nous apprendre le nom qu’il donne à madame ?

— Madame Van Bogseck, répondit l’Espagnol en retournant aussitôt le nom d’Esther. Madame est une Juive originaire de Hollande, veuve d’un négociant et malade d’une maladie de foie rapportée de Java… Pas grande fortune, afin de ne pas exciter la curiosité.

— De quoi vivre, six mille francs de rente, et nous nous plaindrons de ses lésineries, dit Europe.

— C’est cela, fit l’Espagnol en inclinant la tête. Satanées farceuses ! reprit-il d’un son de voix terrible en surprenant en Asie et en Europe des regards qui lui déplurent, vous savez ce que je vous ai dit : vous servez une reine, vous lui devez le respect qu’on doit à une reine, vous la soignerez comme vous soigneriez une vengeance, vous lui serez dévouées comme à moi. Ni le portier, ni les voisins, ni les locataires, enfin personne au monde ne doit savoir ce qui se passe ici. C’est à vous à déjouer toutes les curiosités, s’il s’en éveille. Et madame, ajouta-t-il en mettant sa large main velue sur le bras d’Esther, madame ne doit pas commettre la plus légère imprudence, vous l’en empêcheriez au besoin, mais… toujours respectueusement. Europe, c’est vous qui serez en relation avec le dehors pour la toilette de madame, et vous y travaillerez afin d’aller à l’économie. Enfin, que personne, pas même les gens les plus insignifiants, ne mette les pieds dans l’appartement. À vous deux, il faut savoir tout y faire. — Ma petite belle, dit-il à Esther, quand vous voudrez sortir le soir en voiture, vous le direz à Europe, elle sait où aller chercher vos gens, car vous aurez un chasseur, et de ma façon, comme ces deux esclaves.

Esther et Lucien ne trouvaient pas un mot à dire, ils écoutaient l’Espagnol et regardaient les deux sujets précieux auxquels il donnait ses ordres. À quel secret devait-il la soumission, le dévouement écrits sur ces deux visages, l’un si méchamment mutin, l’autre si profondément cruel ? Il devina les pensées d’Esther et de Lucien, qui paraissaient engourdis comme l’eussent été Paul et Virginie à l’aspect de deux horribles serpents, et il leur dit de sa bonne voix à l’oreille : « Vous pouvez compter sur elles comme sur moi-même ; n’ayez aucun secret pour elles, ça les flattera. — Va servir, ma petite Asie, dit-il à la cuisinière ; et toi, ma mignonne, mets un