Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 11.djvu/94

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Oui, quand nous sommes jeunes, nous avons de bien stupides fatuités ! dit la princesse. Nous ressemblons parfois à ces pauvres jeunes gens qui jouent avec un curedent pour faire croire qu’ils ont bien dîné.

— Enfin, nous voilà, répondit avec une grâce coquette madame d’Espard qui fit un charmant geste d’innocence instruite, et nous sommes, il me semble, encore assez vivantes pour prendre une revanche.

— Quand vous m’avez dit, l’autre jour, que Béatrix était partie avec Conti, j’y ai pensé pendant toute la nuit, reprit la princesse après une pause. Il faut être bien heureuse pour sacrifier ainsi sa position, son avenir, et renoncer à jamais au monde.

— C’est une petite sotte, dit gravement madame d’Espard. Mademoiselle des Touches a été enchantée d’être débarrassée de Conti. Béatrix n’a pas deviné combien cet abandon, fait par une femme supérieure, qui n’a pas un seul instant défendu son prétendu bonheur, accusait la nullité de Conti.

— Elle sera donc malheureuse ?

— Elle l’est déjà, reprit madame d’Espard. À quoi bon quitter son mari ? Chez une femme, n’est-ce pas un aveu d’impuissance ?

— Ainsi vous croyez que madame de Rochefide n’a pas été déterminée par le désir de jouir en paix d’un véritable amour, de cet amour dont les jouissances sont, pour nous deux, encore un rêve ?

— Non, elle a singé madame de Beauséant et madame de Langeais, qui, soit dit entre nous, dans un siècle moins vulgaire que le nôtre, eussent été, comme vous d’ailleurs, des figures aussi grandes que celles des La Vallière, des Montespan, des Diane de Poitiers, des duchesses d’Étampes et de Châteauroux.

— Oh ! moins le roi, ma chère. Ah ! je voudrais pouvoir évoquer ces femmes et leur demander si…

— Mais, dit la marquise en interrompant la princesse, il n’est pas nécessaire de faire parler les morts, nous connaissons des femmes vivantes qui sont heureuses. Voici plus de vingt fois que j’entame une conversation intime sur ces sortes de choses avec la comtesse de Montcornet, qui, depuis quinze ans, est la femme du monde la plus heureuse avec ce petit Émile Blondet : pas une infidélité, pas une pensée détournée ; ils sont aujourd’hui comme au premier jour ; mais nous avons toujours été dérangées, interrompues au moment le plus intéressant. Ces longs attachements, comme celui