Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 12.djvu/164

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rat a treize ans, c’est un rat déjà vieux. Dans deux ans d’ici, cette créature vaudra soixante mille francs sur la place, elle sera rien ou tout, une grande danseuse ou une marcheuse, un nom célèbre ou une vulgaire courtisane. Elle travaille depuis l’âge de huit ans. Telle que tu la vois, elle est épuisée de fatigue, elle s’est rompu le corps ce matin à la classe de danse, elle sort d’une répétition où les évolutions sont difficiles comme les combinaisons d’un casse-tête chinois ; elle reviendra ce soir. Le rat est un des éléments de l’Opéra, car il est à la première danseuse ce que le petit clerc est au notaire. Le rat, c’est l’espérance.

— Qui produit le rat ? demanda Gazonal.

— Les portiers, les pauvres, les acteurs, les danseurs, répondit Bixiou. Il n’y a que la plus profonde misère qui puisse conseiller à un enfant de huit ans de livrer ses pieds et ses articulations aux plus durs supplices, de rester sage jusqu’à seize ou dix-huit ans, uniquement par spéculation, et de se flanquer d’une horrible vieille comme vous mettez du fumier autour d’une jolie fleur. Vous allez voir défiler les uns après les autres tous les gens de talent, petits et grands, artistes en herbe ou en gerbe, qui élèvent, à la gloire de la France, ce monument de tous les jours appelé l’Opéra, réunion de forces, de volontés, de génies qui ne se trouve qu’à Paris…

— J’ai déjà vu l’Opérra, répondit Gazonal d’un air suffisant.

— De dessus ta banquette à trois francs soixante centimes, répliqua le paysagiste, comme tu as vu Paris, rue Croix-des-Petits-Champs… sans en rien savoir… Que donnait-on à l’Opéra quand tu y es allé ?…

Guillomme Tèle

— Bon, reprit le paysagiste, le grand duo de Mathilde a dû te faire plaisir. Eh ! bien, à quoi, dans ton idée, a dû s’occuper la cantatrice en quittant la scène ?…

— Elle s’est… quoi ?

— Assise à manger deux côtelettes de mouton saignant que son domestique lui tenait prêtes…

— Ah ! bouffre !

— La Malibran se soutenait avec de l’eau-de-vie et c’est ce qui l’a tuée… Autre chose ! Tu as vu le ballet, tu vas le revoir défilant ici, dans le simple appareil du matin, sans savoir que ton procès dépend de quelques-unes de ces jambes là ?