Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 12.djvu/210

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— Oui, madame, fit Gazonal ébloui de ce rapide succès.

— Mais Massol y vient, repartit Bixiou.

— Eh bien ! qu’est-ce que cela fait ? répliqua Jenny. Mais partons, mes bijoux, il faut que j’aille à mon théâtre.

Gazonal donna la main à l’actrice jusqu’à la citadine qui l’attendait, et il la lui pressait si tendrement, que Jenny Cadine répondit en se secouant les doigts : — Hé ! je n’en ai pas de rechange !…

Quand il fut dans la voiture, Gazonal essaya de serrer Bixiou par la taille, en s’écriant : — Elle a mordu ! vous êtes un fier scélérat…

— Les femmes le disent, répliqua Bixiou.

À onze heures et demie, après le spectacle, une citadine emmena les trois amis chez mademoiselle Sérafine Sinet, plus connue sous le nom de Carabine, un de ces noms de guerre que prennent les illustres lorettes ou qu’on leur donne, et qui venait peut-être de ce qu’elle avait toujours tué son pigeon.

Carabine, devenue presque une nécessité pour le fameux banquier Du Tillet, député du centre gauche, habitait alors une charmante maison de la rue Saint-Georges. Il est dans Paris des maisons dont les destinations ne varient pas, et celle-ci avait déjà vu sept existences de courtisanes. Un agent de change y avait logé, vers 1827, Suzanne du Val-Noble, devenue depuis madame Gaillard. La fameuse Esther y fit faire au baron de Nucingen les seules folies qu’il ait faites. Florine, puis celle qu’on nommait plaisamment feu madame Schontz y avaient tour à tour brillé. Ennuyé de sa femme, Du Tillet avait acquis cette petite maison moderne, et y avait installé l’illustre Carabine dont l’esprit vif, les manières cavalières, le brillant dévergondage formaient un contre-poids aux travaux de la vie domestique, politique et financière. Que Du Tillet ou Carabine fussent ou ne fussent pas au logis, la table était servie, et splendidement, pour dix couverts tous les jours. Les artistes, les gens de lettres, les journalistes, les habitués de la maison y mangeaient. On y jouait le soir. Plus d’un membre de l’une et l’autre Chambre venait chercher là ce qui s’achète aux poids de l’or à Paris, le plaisir. Les femmes excentriques, ces météores du firmament parisien qui se classent si difficilement, apportaient là les richesses de leurs toilettes. On y était très spirituel, car on y pouvait tout dire, et on y disait tout. Carabine, rivale de la non moins célèbre Malaga, s’était enfin portée héritière du salon de Florine, devenue madame Nathan ; de celui de Tullia, devenue